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Il fallut une heure à Shoshana pour se doucher, s’habiller et se rendre à l’Institut Marcuse, avec une petite halte au 7-à-23 (heureusement, cette fois, il y avait une caissière plus âgée) pour s’acheter un muffin et du café.

Le Dr Marcuse avait un appartement dans San Diego même, mais il dormait généralement à l’Institut qui portait son nom. Acculturer un singe était comme élever un enfant : encore plus qu’un travail à plein temps. Shoshana passa le saluer et prit quelques poignées de raisins secs avant d’aller dire bonjour à Chobo.

Le singe leva la tête à son approche, bien que le vent fût dans le mauvais sens pour lui permettre de capter son odeur. Elle se demandait parfois si sa vue était bonne. Bien sûr, il avait l’air de voir correctement, mais il était impossible de lui faire lire un tableau de lettres. Ce serait pourtant très intéressant de savoir si, dans ses œuvres récentes, il avait simplifié la forme de Shoshana parce que son style était minimaliste, ou si c’était simplement parce qu’il ne distinguait que des taches de couleur.

Bonjour, fit Shoshana par gestes en s’approchant de lui.

Il ne répondit pas, et encore une fois, elle se dit qu’il avait peut-être des problèmes oculaires. Elle attendit d’être à deux mètres de lui pour réessayer. Elle lui parlait souvent par signes à cette distance, et il n’avait jamais eu aucun mal à la comprendre.

Mais il n’y eut toujours pas de réponse.

Un petit oiseau sautillait sur la pelouse, aussi indifférent aux deux primates que ses ancêtres dinosauriens avaient pu l’être avec les mammifères autrefois. Chobo regarda le volatile d’un air renfrogné.

Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Shoshana.

D’habitude, Chobo se précipitait pour la serrer dans ses bras. De fait, la plupart du temps, il accourait à quatre pattes. Mais aujourd’hui, il se contentait de rester assis sans rien dire. Cela lui arrivait pendant les plus chaudes après-midi d’été, mais c’était aujourd’hui le 6 octobre, et ce n’était encore que le matin.

Chobo malade ? demanda Shoshana.

Il retira sa main de sous son menton comme s’il allait s’en servir pour répondre, mais il la laissa retomber mollement.

Shoshana lui tendit un petit sac en plastique contenant quelques raisins secs – c’était plus économique d’en acheter une grande boîte, mais si elle les lui donnait comme ça, il voudrait tous les manger d’un coup. Friandise ? proposa-t-elle.

En général, il tendait ses longs doigts, paume en l’air, mais cette fois-ci, il se contenta de changer de position, et quand Shoshana ouvrit le sac, il le lui arracha vivement des mains.

Non ! fit Shoshana. Vilain ! Vilain !

Il eut l’air contrit un instant, et il écarta ses longs bras, le sac toujours agrippé dans sa main gauche, comme pour lui proposer de l’embrasser. Elle s’approcha de lui en souriant, et il tendit l’autre main pour la poser sur sa nuque, et…

Et il tira brutalement sur sa queue-de-cheval.

 Aie ! s’écria-t-elle en faisant un bond en arrière. (Les mains sur les hanches, elle regarda le singe d’un air sévère.) Vilain Chobo, dit-elle en le grondant à voix haute (ce qu’elle ne faisait que quand elle était vraiment en colère après lui). Vilain, vilain Chobo !

Il émit un cri aigu et s’enfuit, s’aidant d’une main pour se propulser sur l’herbe tandis que de l’autre il tenait toujours le sac de raisins secs.

Shoshana se tâta délicatement la tête. Quand elle regarda sa main, elle vit qu’elle était tachée de sang.

12.

Caitlin pressa le bouton de son œilPod pour revenir au mode simplex. Les droites brillantes du webspace furent remplacées par ce qu’elle avait appelé la « mondovision » – la réalité qu’elle partageait avec le reste de l’humanité et qui, en ce moment, consistait en sa chambre aux murs bleus et la gamme de couleurs des feuilles d’automne visibles par la fenêtre.

Sa mère vint la rejoindre. Des lettres bleues brillaient dans la fenêtre de messagerie : Merci, Caitlin !

Caitlin répondit : Ouf ! Il n’y a pas de quoi ! Ça va, tu es OK, maintenant ?

Oui, je crois.

Ne recommence jamais ça. N’essaie pas de faire du multitâche, ou de créer des liens multiples.

Je ne le ferai plus. Mais j’aimerais comprendre pourquoi ça n’a pas marché.

Moi aussi, tapa Caitlin – mais sa mère intervint plus fermement, à voix haute :

— Bon sang, mais qu’est-ce qui s’est passé ? Kuroda était resté en ligne.

— Comme l’a dit mademoiselle Caitlin, il était en mode multitâche.

— Et alors ? répliqua sa mère. Les ordinateurs font ça tout le temps.

— Pardonnez-moi, Barbara, mais premièrement, Webmind n’est pas un ordinateur, et deuxièmement, non, les ordinateurs ne font pas ça du tout.

Le Dr Kuroda est en train d’expliquer, dit Caitlin à Webmind. Là – je vais te transcrire ce qu’il dit.

— Un ordinateur classique, poursuivit Kuroda, semble faire plusieurs choses à la fois, mais ce n’est qu’une illusion due à sa rapidité fantastique. Jusqu’à récemment encore, peu d’ordinateurs possédaient plus d’un processeur, et ce processeur unique ne pouvait faire tourner qu’un programme à la fois. Afin de donner cette impression de multitâche, le processeur basculait rapidement d’un programme à un autre, en consacrant de petites tranches de temps successivement à chacun, mais en aucun cas il ne faisait plusieurs choses simultanément.

Caitlin était capable de taper très vite. C’était ainsi qu’elle prenait des notes au lycée pendant les cours. Elle n’avait donc aucun mal à transcrire les propos de Kuroda à l’intention de Webmind, quitte à faire de petites omissions de temps en temps.

Il poursuivit :

— Les ordinateurs plus modernes sont équipés de processeurs multicœur ou de multiprocesseurs qui peuvent, de façon très limitée, effectuer plus d’une tâche à la fois… à condition que les programmes aient été écrits pour tirer parti de cet avantage, ce qui n’est pas souvent le cas. Mais les ordinateurs sont bêtes comme leurs pieds, si j’ose dire : ils ne pensent pas, et ils ne sont pas conscients. Et la conscience, voyez-vous – et je le dis délibérément :voyez-vous – est incompatible avec le multitâche.

La mère de Caitlin alla s’asseoir dans le fauteuil.

— Comment cela ? demanda-t-elle.

— Je consacre mes recherches à la vision, dit Kuroda, et mon opinion sur ce sujet est donc peut-être un peu biaisée. (Son ton changea alors, comme s’il marchait soudain sur des œufs.) Je sais que vous êtes américaines, et que, hem… que vous êtes originaires du Sud des États-Unis, c’est bien cela ?

Caitlin s’arrêta de taper, juste le temps de dire :

— Touche pas au Texas, étranger…

— Heu, croyez-vous… croyez-vous à la théorie de l’évolution ?

Sa mère et elle éclatèrent de rire.

— Oui, bien sûr, dit sa mère. Kuroda parut soulagé.

— Bien, très bien, je… Veuillez me pardonner. J’ai bien conscience qu’ici, au Japon, nous nous faisons peut-être une idée fausse de l’Amérique. Vous savez donc que nous avons évolué à partir des poissons ?

— Oui, fit Caitlin avant de se remettre à taper de plus belle.

— Eh bien, dit Kuroda, considérons ce poisson ancestral : il possédait deux yeux, un de chaque côté de la tête. Il avait donc deux champs de vision distincts – qui ne se chevauchaient pas du tout. Il avait simultanément deux perspectives différentes sur le monde qui l’entourait, vous êtes d’accord ?