— Oui, fit la mère de Caitlin.
— À un moment donné, poursuivit Kuroda, l’évolution a décidé qu’il était préférable de faire se chevaucher ces deux champs de vision, car cela permettait de percevoir la profondeur. Avant cela, notre ancêtre poisson était bien obligé de supposer que, lorsque deux autres poissons apparaissaient devant lui, le plus gros des deux devait être le plus proche. Mais en fait, le plus gros était peut-être effectivement plus gros, mais aussi plus loin. Le plus petit pouvait être plus près, et s’apprêter à l’avaler tout cru. Quand ce poisson a évolué en une sorte de reptile pseudomammifère, il possédait ce mode de chevauchement lui permettant de percevoir la profondeur de champ. Et même si cela entraînait un certain rétrécissement de l’angle de vision, les avantages contrebalançaient nettement cet inconvénient.
— Attendez une seconde, dit Caitlin. Je transcris ce que vous dites pour Webmind… voilà, merci, c’est bon.
— L’apparition de cette vision stéréoscopique, reprit Kuroda, entraîna la naissance du concept de regarder ceci plutôt que cela, de pouvoir promener son regard et concentrer son attention. Les termes que nous utilisons pour décrire la conscience proviennent directement de cette aptitude : attention, perspective, point de vue, concentration.
Caitlin s’arrêta un instant de taper pour repenser à ce livre qu’elle avait récemment lu sur les conseils du père de Bashira : La Naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, de Julian Jaynes. Ce n’était pas exactement la même argumentation, mais cela menait à la même conclusion : tant que toute la pensée n’était pas totalement intégrée – tant qu’il y avait plus d’un point de vue – la véritable conscience ne pouvait pas exister.
Kuroda avait sans doute eu la même idée, car il ajouta :
— En fait, bien que notre cerveau comporte deux hémisphères, ceux-ci font tout ce qu’ils peuvent pour condenser nos pensées sous une seule perspective. Vous savez ce qu’on dit : l’hémisphère gauche est le siège de la pensée analytique, logique, tandis que le droit traite des aspects artistiques et émotionnels, n’est-ce pas ?
« Oui » et « D’accord », dirent simultanément Caitlin et sa mère.
— Pardonnez-moi, mademoiselle Caitlin, je sais que vous ne voyez que d’un œil, mais vous, Barbara, si vous lisiez un texte seulement avec l’œil gauche, ne devriez-vous pas avoir une réaction analytique, tandis qu’avec uniquement l’œil droit, vous vous attendriez à ce qu’elle soit plus émotive ? Ne faudrait-il pas donner à nos étudiants un bandeau de pirate, pour qu’ils se cachent l’œil gauche ou l’œil droit selon qu’ils lisent un roman ou un ouvrage de physique ?
Caitlin réfléchit un instant. Elle avait demandé à Kuroda pourquoi il avait choisi de lui installer son implant derrière la rétine de l’œil gauche plutôt que celle du droit. Il avait plaisanté en répondant que c’était l’œil gauche de Steve Austin qui avait été remplacé par une prothèse bionique… Elle avait été obligée de recourir à Google pour comprendre à quoi il faisait allusion.
— Mais nous ne le faisons pas, poursuivit Kuroda. Nous ne donnons pas de bandeau à nos étudiants parce que notre cerveau réagit exactement de la même façon quel que soit l’œil dont nous nous servons. En réalité, notre nerf optique gauche n’alimente pas seulement l’hémisphère gauche, et il en va de même pour l’œil droit avec l’hémisphère droit. Chaque nerf optique se divise en deux au centre du cerveau, dans le chiasme optique, et c’est ce qu’on appelle une décussation partielle. La moitié du signal reçu par l’œil gauche va dans l’hémisphère gauche tandis que l’autre moitié est transmise à l’hémisphère droit. C’est un câblage terriblement complexe, et l’évolution ne fait pas des choses complexes si elles ne procurent pas un avantage pour la survie.
Il s’arrêta un instant, comme s’il attendait que Caitlin ou sa mère lui demandent de quel avantage il pouvait bien s’agir. Finalement, il reprit d’un ton triomphant :
— Et cet avantage doit certainement être la conscience, l’unification de l’alimentation sensorielle afin de produire une seule perspective, un point de vue unique.
— Mais je suis aveugle de naissance, protesta Caitlin en laissant ses doigts se reposer un instant. Et j’ai été consciente toute ma vie sans avoir besoin de répartir ma vision entre mes deux hémisphères.
— C’est vrai, mais votre cerveau a néanmoins été câblé pour cela. Souvenez-vous, j’ai examiné vos IRM – vous avez un cerveau parfaitement normal. Votre seul problème se situait au niveau de la rétine. Quoi qu’il en soit, poursuivit-il (et Caitlin se remit au travail), l’évolution a fait en sorte que nous n’ayons qu’une seule perspective, un seul point de vue. Un oiseau ne peut pas voler à gauche et à droite en même temps. Une personne ne peut pas penser à deux choses à la fois. La conscience est singulière. C’est cogito ergo sum, « je pense, donc je suis », et non cogitamus ergo sumus – ce n’est pas « nous pensons, donc nous sommes ». Même dans le cas d’un corpus callusum sectionné, le cerveau conserve cette perspective unique. Encore une fois, l’évolution a fait en sorte que notre conscience unitaire puisse survivre à un événement aussi dramatique que la coupure du canal de communication principal entre les hémisphères.
La mère de Caitlin le regarda sans rien dire. Le Dr Kuroda reprit :
— Et cette perspective directionnelle ne fait pas que donner naissance à notre conscience. Elle nous permet également de percevoir que d’autres en ont également une. C’est ce qu’on appelle la théorie de l’esprit : le fait de reconnaître que les autres peuvent avoir des croyances, des désirs et des intentions qui leur sont propres, et qui peuvent être différentes des nôtres. Et là encore, cela vient du fait qu’on a un point de vue unique.
— Comment cela ? demanda la mère de Caitlin.
— C’est seulement parce que vous avez une perspective limitée que vous comprenez que la personne en face de vous doit voir quelque chose de complètement différent. Êtes-vous dans la chambre de mademoiselle Caitlin, en ce moment ?
— Oui.
— Eh bien, si nous y étions face à face, vous pourriez voir la fenêtre et le mondé extérieur, par exemple, tandis que je verrais la porte et le couloir. Non seulement nous voyons des choses complètement différentes, mais vous le comprenez. Votre perspective limitée vous permet de savoir que mon point de vue est différent. Et ce sont encore les mêmes termes qui reviennent : perspective, point de vue ! La pensée et la vision sont inexorablement connectées dans notre cerveau.
— Que dire des non-voyants, alors ? demanda Caitlin en faisant une nouvelle pause.
— Encore une fois, vous n’avez pas vraiment besoin de voir, il suffit que l’infrastructure neuronale soit établie pour fournir un seul point de vue. (Il réfléchit un instant.) Tenez, si le fait d’avoir des yeux derrière la tête était vraiment une amélioration, nous en serions dotés. Il arrive que des mutants naissent avec des yeux supplémentaires, et il a dû y en avoir tout au long de l’histoire des vertébrés – et si cela leur avait procuré un avantage pour survivre, la mutation se serait répandue. Mais tel n’a pas été le cas. Avoir un seul point de vue – c’est-à-dire posséder la conscience et être capable de comprendre que le prédateur ne voit pas la même chose que vous –, voilà un avantage bien supérieur au fait de voir des choses s’approcher derrière son dos.