— Où est-il ? demanda Dillon.
Shoshana scruta les environs. Chobo n’était plus juché sur la statue du Législateur.
— Là-bas, fit Dillon en désignant l’endroit d’un signe de tête.
Chobo était accroupi au pied d’un palmier. Shoshana retira sa barrette pour défaire sa queue-de-cheval. Ils s’avancèrent lentement vers le singe.
Celui-ci avait dû repérer leur présence – le Dr Marcuse ne pouvait pas franchir la passerelle sans faire beaucoup de bruit. Il fallut cependant un moment avant que Chobo ne regarde de leur côté, et il se mit aussitôt à les charger.
Stop, fit Shoshana par signes, et « Stop ! », cria-t-elle.
Mais Chobo n’obéit pas. Tandis qu’il se rapprochait, il devint clair que c’était plus particulièrement à Dillon qu’il en voulait.
Celui-ci hésita une demi-seconde avant de tourner les talons et de s’enfuir. Il plongea dans le canal et nagea rapidement vers l’autre bord.
Maintenant que Dillon avait quitté l’île, Chobo mit fin à sa poursuite. Il se tourna un instant vers Shoshana et lui montra les dents, mais sans s’approcher d’elle.
Harl Marcuse – avec ses cent soixante et quelques kilos – avait de quoi intimider les primates de tout poil. Il regarda fixement Chobo en faisant plusieurs fois le geste pour non : l’index et le majeur frottés contre le pouce.
Chobo ne fit aucun signe en réponse, et finit par s’enfuir de l’autre côté de l’île. Plutôt que de le suivre, Marcuse entreprit de monter en ahanant la pente menant au pavillon, suivi de Shoshana. Il souleva le loquet – que Chobo n’avait aucun mal à manipuler lui-même – et poussa la porte grillagée.
À l’intérieur, sur le chevalet, était posée une nouvelle toile.
Ce n’était pas un portrait de Shoshana. Les cheveux n’étaient pas bruns mais blonds, et le bas de la tête était orné d’une petite touffe de poils. L’œil – on n’en voyait qu’un, car c’était comme toujours un profil – était marron au lieu d’être bleu.
Chobo ne s’était jamais donné la peine de peindre les vêtements de Shoshana. Elle portait en général du bleu et du vert, mais il s’était toujours contenté de peindre une tête sans corps.
Mais cette fois-ci, il avait essayé de représenter les vêtements sous forme d’un grand carré noir au-dessous de la tête.
C’était Dillon, avec un de ses tee-shirts noirs. Cédant à la curiosité, Shoshana lui avait demandé un jour s’il n’en avait qu’un. Il avait répondu qu’il en possédait six, tous identiques.
Il n’y avait pas de bras sortant du tee-shirt, mais par contre, on voyait deux lignes orange – le même orange que celui utilisé pour le visage – au bas du tableau. Chaque ligne était coudée à quarante-cinq degrés au milieu, et…
Et chaque extrémité était barbouillée de rouge, et il y avait également des taches rouges de chaque côté du carré noir.
Shoshana se tourna vers Marcuse pour voir s’il interprétait le tableau comme elle – mais on ne pouvait vraiment pas s’y tromper : Chobo avait représenté Dillon avec ses deux bras arrachés.
— Notre artiste, déclara Marcuse, est entré dans sa Période de Rage.
14.
La crise étant apparemment résolue, le Dr Kuroda avait pris congé et était retourné se coucher. Caitlin et sa mère s’apprêtaient à passer un peu plus de temps avec Webmind quand on sonna à la porte. Lorsqu’ils habitaient encore au Texas, la règle avait été que Caitlin n’aille pas ouvrir sauf si elle attendait quelqu’un. Par habitude, sa mère commença à se lever, mais Caitlin lui dit en souriant :
— Je peux y aller, maintenant, tu sais.
Elle descendit l’escalier, suivi d’un Schrödinger plein de curiosité. C’était la première fois que Caitlin avait l’occasion de se servir du judas, et…
Bon sang de bois !
On aurait dit Bashira, mais son visage était déformé, comme le reflet que Caitlin avait vu d’elle-même dans le dos d’une cuiller.
— Bash ? demanda-t-elle en hésitant.
— C’est moi, répondit une voix étouffée. Caitlin ouvrit la porte, et…
Ah, quel soulagement ! Bashira avait l’air parfaitement normale. Aujourd’hui, elle portait un foulard bleu, et tenait à la main une boîte multicolore.
— Bon anniversaire, ma chérie ! dit-elle joyeusement.
— Ah, mon Dieu ! fit Caitlin.
Elle tendit la main pour prendre le paquet, et comprit pour la première fois ce que signifiait l’expression « plus lourd qu’il n’y paraît » : il pesait une tonne.
— Entre, dit-elle, entre.
Bashira franchit le seuil et entreprit aussitôt de retirer ses chaussures – une coutume canadienne, comme Caitlin avait fini par le découvrir, à sa grande honte : elle était entrée plusieurs fois chez les gens sans retirer les siennes, jusqu’à ce que quelqu’un lui explique gentiment.
La mère de Caitlin apparut en haut des marches.
— Hello, Bashira.
— Bonjour, docteur Decter. J’espère que je ne vous dérange pas. J’ai apporté un cadeau pour Caitlin.
Celle-ci était partagée. Elle interrogea sa mère du regard, en se demandant ce qu’elles devaient faire de Webmind. Mais sa mère dit :
— C’est très bien, Bashira. Caitlin, ne t’inquiète pas, je… hem, je vais m’occuper des affaires là-haut.
Caitlin sourit :
— O.K.
Elle aurait pu emmener Bashira dans le salon, mais sa mère risquerait de les y entendre. Elles descendirent donc au sous-sol, qui n’était pas un endroit des plus accueillants – un sol en ciment, des murs nus dont on voyait l’isolation, un vieux poste de télé, deux tables pliantes et deux fauteuils à roulettes très confortables que son père avait – ahem – empruntés au Perimeter Institute. C’est là que Kuroda travaillait quand il avait séjourné chez eux.
Caitlin posa son cadeau sur l’une des tables.
— Vas-y, dit Bashira, ouvre-le.
Elle s’exécuta. Il lui fallut plusieurs secondes avant de comprendre ce qu’elle voyait : un coffret de la collection complète des Harry Potter.
— Ce sont les meilleurs livres qu’on ait jamais vus, déclara Bashira. Tu m’as dit que tu ne les avais pas lus, et maintenant que tu apprends à lire des livres normaux, c’est ce qu’il y a de mieux pour commencer. Et note bien, c’est l’édition canadienne !
Caitlin serra son amie dans ses bras.
— Merci ! Mais… mais ça a dû te coûter une fortune.
— Allons, fit Bashira en s’asseyant dans l’un des fauteuils, tes parents m’ont payée pour te servir de guide au lycée quand tu ne pouvais pas voir. Et je suis sûre que ta maman sera contente de savoir que je fais marcher l’économie.
Caitlin s’assit en face d’elle. Il lui fallait encore s’habituer à l’apparence de Bashira. Elle se rendait bien compte que c’était drôle : elle la regardait comme si c’était Bash qui avait changé.
— Alors, dit-elle, ton père est au PI aujourd’hui, lui aussi ?
— Tu parles, dit Bashira. Pour rien au monde il ne manquerait une occasion de passer un moment avec le professeur Hawking.
— Tu l’as déjà vu ?
— Oh, oui. (Bashira imita sa voix mécanique.) Même-les-gens-qui-croient-à-la-prédestination-regardent-de-chaque-côté-avant-de-traverser-la-rue.
— C’est cool ! dit Caitlin. J’adorerais le rencontrer.
— Eh bien, il est ici pour un mois. Je suis sûre que tu en auras l’occasion. Et c’est vrai, ma chérie, je trouve que « Caitlin Hawking » sonnerait très bien.