Caitlin fit signe que non, mais elle n’était pas plus étonnée que ça. Le stockage ne coûte pratiquement rien. Bashira poursuivit :
— Elle a peut-être raison. Le Web pourrait être Big Brother incarné.
— Mme Zehetoffer est vieille, dit Caitlin.
— C’est vrai, fit Bashira, elle doit bien avoir quarante ans, mais je crois quand même qu’elle n’a pas tort. Moi, je ne veux pas qu’on enregistre et qu’on suive mes moindres faits et gestes.
— Je ne sais pas, dit Caitlin. Quand j’étais aveugle, je trouvais ça plutôt rassurant qu’il y ait des caméras de sécurité partout dans les lieux publics. Tu comprends, c’était un peu comme de la magie, pour moi : je ne savais absolument pas ce qu’était la vision, mais ça me détendait de savoir qu’on veillait sur moi.
— Oui, mais tu es – tu étais – un cas à part. Et Mme Zehetoffer pense que nous sommes tout près d’avoir un Big Brother, à supposer qu’il ne soit pas déjà là…
— Et alors ? fit Caitlin.
Elle fut étonnée du sarcasme qu’elle avait mis dans sa question.
— Hé, Caitlin… Zen !
— Je dis ce que je pense, c’est tout, répliqua sèchement Caitlin.
— Mais ça n’est qu’un livre, ma chérie.
En fait, c’était bien plus que ça, songea Caitlin. 1984 n’était pas qu’un simple roman. C’était ce que Richard Dawkins appelait un mème – ou une série de mèmes : des idées capables de se déployer et de survivre comme des gènes, par le biais de la reproduction et de la sélection naturelle. Et le mème d’Orwell consistait à dire que la surveillance était un mal qui aboutissait inévitablement au totalitarisme, en envahissant la sphère privée et en restreignant les comportements normaux. Une corruption fondamentale. Cette idée avait dominé et éclipsé tous les autres points de vue possibles sur la question. Il était impossible d’en discuter sans que les gens ressortent aussitôt Big Brother, assurés qu’ils étaient de l’emporter par la simple évocation du spectre du monde d’Orwell.
— Big Brother est victime d’une calomnie, dit Caitlin.
— Quoi ?
— Tu sais, je n’ai pas de grand frère, mais mon amie Stacy en a un. Et il veille toujours bien sur elle. À la base, il n’y a rien de mal à ce que quelqu’un sache tout sur toi, quelqu’un qui peut s’assurer que tu n’es pas en danger.
— Mais si ce quelqu’un est corrompu…
— Il n’y a aucune raison qu’il le soit, dit Caitlin.
Bashira la regarda un instant. Caitlin imaginait bien que les gens l’avaient toujours regardée comme ça en réfléchissant à ce qu’ils allaient dire, mais c’était assez déconcertant. Elle détourna les yeux, et comprit à cet instant ce que son père devait ressentir tout le temps.
— Le pouvoir corrompt, dit doucement Bashira, et le pouvoir absolu corrompt absolument.
— Ça ne se passe pas forcément comme ça, insista Caitlin.
— Bien sûr que si. Les être humains sont imparfaits et sujets à la corruption. La seule chose qui ne soit pas imparfaite, c’est le divin, et tu l’as dit toi-même, mon adorable amie infidèle : le divin, tu n’y crois pas.
15.
— Vous ne pouvez pas retourner là-bas, dit le Dr Marcuse à Dillon quand il le retrouva dans le bungalow. Chobo a décidé de vous bannir de son île.
Dillon avait retiré son tee-shirt, ses chaussures et ses chaussettes, mais il portait encore son jean noir.
— Mais c’est mon sujet de thèse ! protesta-t-il.
Le Dr Marcuse avait rapporté le tableau de Chobo. Il le posa sur une table contre le mur, et dit à Dillon :
— Regardez ça.
— Oui ? fit Dillon en examinant la toile.
— C’est vous, dit Marcuse. Avec les bras arrachés.
— Ah… fit doucement Dillon.
— Il ne faut plus que vous alliez là-bas. Bien sûr, vous pourrez continuer de l’observer tant que vous voudrez avec les caméras en circuit fermé.
— Mais bon sang, qu’est-ce qui lui a pris ? demanda Dillon en se tournant vers Shoshana et Marcuse.
— Il atteint la maturité, dit Marcuse.
— Il est encore trop jeune pour ça, dit Shoshana.
— Vous croyez ? dit Marcuse en la foudroyant du regard. Qui sait ce qui est normal pour un hybride chimpanzé-bonobo ? Quoi qu’il en soit, il tient de son père : quand un chimpanzé mâle atteint la maturité, il devient solitaire et hostile, et il est très difficile à manier.
Shoshana ressentit un pincement au cœur. Si Marcuse avait raison, Chobo allait être comme ça le restant de ses jours.
— Sa réaction à votre égard, Dillon, est tout à fait symptomatique, poursuivit Marcuse. Vous êtes un autre mâle, et les chimpanzés mâles adultes défendent leur territoire contre les intrus. Quand Werner sera là lundi, je lui dirai la même chose – l’accès à Chobo lui est désormais interdit. Maria sera à Yerkes pendant les quinze jours qui viennent, mais je vais voir si elle ne peut pas écourter son séjour.
— Et vous ? demanda Dillon.
— Werner mesure un mètre soixante, et il a soixante-sept ans – et quant à vous, honnêtement, vous êtes fait en bâtons d’allumette. Mais moi, je peux me débrouiller. Chobo sait très bien qui est le mâle dominant, ici.
Shoshana le regarda. Le Dr Marcuse avait une grande gueule, et il pouvait facilement être tyrannique, mais il adorait vraiment les singes et les traitait très bien. Pourtant, même quand tout allait bien, il avait tendance à réagir au quart de tour – et en ce moment tout n’allait pas bien… Dès que le monde avait appris que Chobo faisait de l’art représentatif – essentiellement des portraits de Shoshana –, les dirigeants du zoo de Géorgie avaient entamé une procédure légale contre le Dr Marcuse, exigeant que le singe leur soit restitué. Chobo ne les intéressait pas en tant que… oui, bon sang, pensa Shoshana, en tant que personne. Non, ce qui les intéressait, c’était l’argent que ses tableaux pouvaient rapporter tant sur eBay que dans les galeries d’art. S’ils obtenaient gain de cause, ils essaieraient certainement d’obtenir un prix particulièrement élevé de celui représentant Dillon avec les bras arrachés.
Marcuse alla prendre sur le fauteuil le listing qu’il lisait un instant plus tôt, et le tendit à Shoshana pour qu’elle y jette un coup d’œil.
Shoshana avait une excellente vue – enfin, quand elle portait ses lentilles de contact –, mais les caractères étaient trop petits pour qu’elle puisse les déchiffrer comme ça.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle.
— Des extraits de journaux de juin 2008, dit-il. Quand le Parlement espagnol a officiellement adopté la Déclaration sur les grands singes anthropoïdes.
Shoshana connaissait bien ce document. Il avait été proposé en 1993, et considérait que les grands singes avaient droit à la vie et à la protection de leur liberté individuelle, et qu’ils ne devaient pas être soumis à la torture. Pour l’instant, l’Espagne était le seul pays à avoir souscrit à ses clauses. Shoshana l’approuvait entièrement, et Marcuse aussi, comme elle le savait. Si un être est conscient de lui-même, s’il est capable de communiquer, et s’il réussit le test du miroir et tout ça – alors, il doit être impérativement reconnu comme une personne et jouir de ses droits en tant que telle.