Celle que je regardais en ce moment était, à bien des égards, analogue à des milliers d’autres : une femelle, apparemment dans l’adolescence, s’adressant directement à une webcam.
Je parcourus quelques liens et trouvai sa page Facebook. Elle s’appelait Hannah Stark, habitait à Perth, en Australie, et avait seize ans, exactement comme Caitlin.
Elle était assise en tailleur sur un lit. Le mur derrière elle était peint en vert, et il y avait une couverture jaune et blanc sur le lit. La jeune fille avait sur les genoux un clavier sans fil qu’on apercevait par intermittence, mais elle avait aussi un micro, ce qui fait que la vidéo était sonorisée.
Tandis que je l’observais, Hannah s’exprimait tantôt à voix haute, tantôt à l’aide de son clavier. D’autres lui transmettaient des messages écrits que je pouvais facilement intercepter.
T’as pas les couilles, dit l’un.
Cette affirmation semblait si évidente que je fus surpris quand elle répondit : Si, je les ai.
Alors fais-le, écrivit un autre.
Je vais le faire, répondit-elle, en le répétant à voix haute.
On va pas y passer la nuit alors vas-y, dit un autre commentateur.
Ouais vas-y connasse, ajouta un autre.
La fille avait des sourcils foncés, plus fournis que ceux de Caitlin. Ils se rejoignirent quand elle plissa le front.
baratin tout ça, écrivit quelqu’un d’autre, tu nous fais perdre notre temps.
Hannah tapa avec seulement deux doigts : vais le faire.
Je commençais à m’habituer à ce genre de textes incorrectement formatés, et n’avais aucun mal à suivre les échanges.
quand ? dit quelqu’un, tu nous fais marcher
me bousculez pas, répondit Hannah.
t’es nulle, dit la personne qui avait fait le commentaire précédent Jme casse
je veux que vous compreniez pourquoi je fais ça, écrivit Hannah.
tu fais que dalle, dit quelqu’un.
Hannah poursuivit : ma vie n’a aucn sens
Mais elle se corrigea aussitôt : aucun sens.
Quelqu’un qui n’avait pas encore posté depuis que j’observais la scène intervint alors : Ce n’est pas si terrible que ça. Ne le fais pas.
ta gueule pauvcon, répondit quelqu’un d’autre. Casse toi.
Ok, écrivit Hannah. Elle tendit le bras hors du champ de la caméra, et quand sa main fut de nouveau visible, elle tenait un objet gris.
J’y vais, tapa-t-elle d’une seule main, et – oh ! – cette chose dans sa main n’était pas grise. Maintenant qu’elle était à la lumière, je vis qu’elle était argentée.
Elle manipula l’objet dans sa main droite et l’approcha de son bras gauche, qu’elle tourna pour présenter son poignet vers le haut. Elle posa l’objet dessus, et…
vas-y vas-y vas-y
Ah ! C’était un couteau. Elle passa la lame sur son poignet, mais…
bidon !
nulle !
… rien.
Jlai dit, pas de couilles
plus fort !
Nooooooooooon fais pas ça……
Elle ferma les yeux, inspira profondément, et là…
Ouais vas-y !
… Elle passa de nouveau la lame en travers de son poignet en secouant légèrement la tête. Une petite goutte de sang apparut sur sa peau quand elle retira le couteau.
c’est tout ?
Recommence !
— Laissez-moi le temps, dit Hannah. Elle saisit son clavier de sa main libre et tapa rapidement du bout du doigt : C’est pas ta faute maman.
Et là, elle retourna de nouveau son poignet et détourna les yeux vers le mur vert de sa chambre, puis elle s’entailla profondément la peau.
là c’est mieux !
woooouah !
oh putain !
Une ligne rouge apparut sur son poignet, et quand elle retira le couteau, je vis que la lame était maintenant rouge foncé.
je croyais qu’elle déconnait
allez continue ! continue !
Elle tourna lentement son poignet, et de grosses gouttes de sang s’écoulèrent.
juste une égratignure
poule mouillée ! cotcotcodec !
Elle regarda directement la webcam et se donna un autre coup de couteau. Son visage se modifia d’une façon étrange et du sang jaillit de la blessure, sans doute au rythme de ses battements de cœur.
ah ptain ptain ptain
Hannah Stark tomba en avant. Elle devait peser de tout son poids sur son clavier car son ordinateur – qui devait évidemment être à côté, bien qu’il me fût impossible de le voir – émit un son aigu indiquant certainement une saturation du tampon, mais aucun message n’apparut, car elle n’avait pas appuyé sur la touche Entrée. Le son se poursuivit en un gémissement continu. Elle ne bougea plus, et il fut bientôt impossible de dire s’il s’agissait d’une vidéo ou d’une image fixe.
19.
Le père de Caitlin avait réussi à contacter Tawanda tard le samedi soir, et elle avait accepté de venir travailler le lendemain pour faire les modifications nécessaires sur l’œilPod. Son père avait dit à Caitlin qu’elle était très excitée à l’idée de voir les entrailles de l’appareil…
Il n’y avait pratiquement personne dans les rues quand Caitlin et son père se rendirent au campus de RIM. Une fois qu’ils eurent trouvé le bâtiment, Tawanda les aida à franchir les contrôles de sécurité et ils prirent un ascenseur jusqu’au labo technique. Les murs étaient couverts de grands posters représentant différents modèles de BlackBerrys, et il y avait trois paillasses couvertes d’appareils qui semblaient tous plus compliqués les uns que les autres.
Tawanda était une grande Noire très mince. Caitlin était toujours incapable de deviner l’âge des gens, mais sa peau lui semblait encore lisse. Elle portait un blue-jean et une sorte de vêtement blanc… Caitlin comprit que c’était certainement une blouse de laboratoire.
En fait, Caitlin l’avait déjà rencontrée – elle avait immédiatement reconnu son adorable accent jamaïcain. Mais franchement, elle était incapable de la reconnaître : son cerveau était en train de recâbler à toute allure ses centres de vision, et elle voyait déjà les choses d’une façon bien différente que lors de la conférence de presse de mercredi dernier. Avant, elle arrivait tout juste à voir qu’il s’agissait d’un visage. Mais maintenant, elle commençait à savoir identifier des visages en particulier.
— Merci beaucoup, dit Caitlin. C’est tellement gentil de sacrifier votre dimanche pour moi.
— Pas du tout, pas du tout, dit Tawanda. Mais bon, mettons-nous au travail.
Elle tendit la main, et Caitlin sortit son œilPod de sa poche. RIM employait des designers techniques de premier ordre, et leurs appareils avaient l’air – ma foi, les gens utilisaient le terme « sexy », mais Caitlin n’arrivait toujours pas à comprendre comment on pouvait l’appliquer à un objet inanimé. En tout cas, le boîtier de son œilPod était parfaitement banal. L’appareil accomplissait des miracles, mais vu de l’extérieur, il ne ressemblait vraiment à rien…