Il agita vaguement la main, comme s’il cherchait l’expression exacte.
— « Peace and Love », proposa Shoshana.
— Voilà, c’est ça, dit Marcuse. Les bonobos ont trouvé un moyen de se sortir de leur programmation génétique. (Un numéro de l’Union-Tribune était posé sur le bureau. On pouvait lire en gros titre : Tensions grandissantes entre la Chine et les USA.) Si seulement nous pouvions faire pareil, ajouta-t-il.
— Mais Chobo se comporte comme un chimpanzé, n’est-ce pas ? demanda Camille.
— Oui, c’est exact.
— N’y aurait-il pas moyen de le retourner, en quelque sorte ? De le faire passer de l’autre côté, disons, pour qu’il se comporte de façon bonoboesque ? Heu… bonoboïenne ?
— J’aime bien à la bonobo, répondit Marcuse. C’est amusant à dire. (Mais il reprit son sérieux et regarda par la fenêtre en fronçant les sourcils. On apercevait la grande pelouse et la petite île au loin.) Nous avons essayé de l’intéresser à différentes activités, mais il refuse de coopérer. S’il n’y met pas du sien, je crains fort qu’il n’y ait aucune amélioration…
20.
La première tentative de Tawanda pour transmettre du texte dans l’œil de Caitlin fut un échec, naturellement. S’agissant de technologie, c’était rare que les choses marchent du premier coup, Caitlin le savait bien. Mais Tawanda débordait d’idées, et finalement, vers cinq heures de l’après-midi, Caitlin s’écria :
— Là, ça y est ! Je peux lire le texte en braille ! Les points apparaissaient exactement au centre de son champ de vision. Elle aurait préféré les voir en bas, mais seul le centre de son œil – la fovéa – possédait la précision nécessaire pour lui permettre de lire.
— Ouais ! fit Tawanda.
— Mais il y a… un problème. C’est… ah, mais oui… C’est à l’envers. Comme dans un miroir.
— Oups ! Et comme ça ?
— C’est parfait !
— La taille des caractères ?
— En fait, ils sont plus grands que nécessaire. Tawanda fit un réglage sur le BlackBerry connecté à l’œilPod.
— C’est mieux, là ?
— Ils pourraient être encore un peu plus petits.
— Comme ça ?
— Oui, c’est impeccable. Merci !
— Il n’y a pas de quoi, dit Tawanda.
— Est-ce que je peux basculer entre les deux alphabets – braille et latin ?
— Oui, bien sûr. Tu vas dans Options, et ensuite Écran/Clavier.
— C’est chouette ! dit Caitlin.
— Comment est le contraste ? Tu devrais voir des points blancs sur fond noir.
— C’est bien ça.
— Tu préférerais le contraire ? Ou encore autre chose ?
— Est-ce qu’il pourrait être transparent – le fond, je veux dire ?
— Bien sûr, mais il y aura des tas de fois où tu ne pourras pas lire le texte. En regardant la neige, par exemple – et crois-moi, de la neige, tu vas en voir pas mal maintenant que tu habites ici –, tu ne pourras plus le distinguer.
— Hmm… D’accord, c’est bon comme ça. Merci !
— Quant au texte que je t’envoie en ce moment, c’est un test, bien sûr, dit Tawanda.
Caitlin sourit. Elle s’en était bien doutée, puisqu’elle avait lu Tawanda est géniale !
Tawanda lui avait expliqué que les BlackBerrys supportaient les principaux programmes de messagerie instantanée. Elle testa donc un envoi à Caitlin, qui vint bientôt superposer à sa vision du laboratoire les mots Test, test, test – ou du moins les points braille correspondants.
— C’est géant ! dit Caitlin.
— Merci. Euh, je crois que mon patron voudra que tu me signes une décharge de PI.
Sur le coup, Caitlin fut interloquée. Pour elle, PI signifiait « Perimeter Institute » – mais elle se rendit compte que Tawanda voulait parler de « Propriété Intellectuelle ». En principe, l’œilPod appartenait à l’université de Tokyo, même si Caitlin avait tendance à considérer qu’il était à elle. Mais avant qu’elle puisse quitter le campus de RIM, elle devrait reconnaître que le tour de magie effectué par Tawanda était la propriété de la compagnie.
Tawanda imprima quelques formulaires, que Caitlin et son père signèrent. C’était la première fois qu’elle voyait sa signature, et elle constata qu’elle était illisible : elle ne déplaçait pas son stylo suffisamment vers la droite, et les lettres se chevauchaient. Pourquoi ne le lui avait-on jamais dit ? Personne n’avait voulu la froisser, sans doute, mais elle aurait préféré le savoir ! Vint enfin la minute de vérité…
— Juste pour être tout à fait sûr, est-ce qu’on pourrait l’essayer avec quelqu’un sur ma liste d’amis ?
— Bien sûr, dit Tawanda. Il s’appelle comment ? Caitlin jeta un rapide coup d’œil vers son père, puis elle dit :
— Hmm… Webmind.
À son grand soulagement, Tawanda se contenta de demander :
— Ça s’écrit en un seul mot ?
À supposer que le micro fonctionne correctement, Webmind avait dû entendre tout ce qui s’était passé et comprenait certainement ce que Tawanda avait tenté de réaliser. Il avait déjà parlé à Caitlin de son assimilation du dictionnaire audio, et…
reste de la journée
Il y avait eu beaucoup plus de texte que ça, mais comme à son habitude, Webmind avait saturé le tampon de communication et tout avait défilé trop vite pour que Caitlin puisse le lire. Il ne restait que ces quelques derniers mots. Mais c’était bien la preuve que ça marchait.
— Merci, Tawanda, dit Caitlin.
— C’est un vrai plaisir pour moi, répondit-elle avec un grand sourire. Les produits de RIM sont garantis un an, alors, appelle-moi si jamais tu as un problème.
Dès qu’ils furent sortis, et avant d’avoir rejoint la voiture de son père, Caitlin dit à voix haute :
— Webmind, tu m’entends ?
Le mot Oui apparut en braille au centre de son champ de vision. Il resta visible une demi-seconde avant de disparaître, ainsi que le cadre servant de fond.
— Ça marche ? demanda son père.
— Pour l’instant, en tout cas.
Sur le chemin du retour, Caitlin bavarda avec Webmind, qui lui répondait en faisant flotter du texte devant ses yeux. D’autres gens auraient pu trouver dangereux d’avoir leur vision voilée par intermittence, mais elle était tellement habituée à se débrouiller sans voir que cela ne la gênait pas du tout.
— Tu te rends sans doute compte, dit son père, que cet accès permanent va complètement changer ta vie. Pendant un examen, Webmind pourrait te transmettre les bonnes réponses. Si tu rencontres quelqu’un dont tu as oublié le nom, Webmind pourra te le donner.
Caitlin avait lu des articles de prospective sur la réalité annotée et les liaisons directes Web-cerveau – mais jamais elle n’aurait imaginé qu’elle pourrait être une pionnière ! C’était assez cool, mais ça risquait aussi de gâcher le plaisir dans certains cas. Une grande partie de l’intérêt d’une discussion est de pouvoir argumenter sur la base de ce qu’on sait sur le moment. Quand on parle de religion, par exemple, comme elle l’avait fait avec Bashira, ou de la politique étrangère des États-Unis – ou même de celle du Canada, à supposer qu’il en ait une –, en puisant dans ses propres connaissances. Bien sûr, pour gagner à des jeux télévisés, ce serait pratique d’avoir Wikipédia sous les yeux à chaque question, mais ce n’était pas la meilleure façon de garder le cerveau bien affûté…