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— Est-ce qu’on est vraiment sûrs qu’elle est émergente ? Sûrs qu’il n’y a pas quelque part des plans qui la décrivent ?

Shel haussa les épaules.

— Nous ne sommes vraiment sûrs de rien. Mais Aiesha et Gregor ont passé au crible le Web et les canaux de renseignements à la recherche d’une indication que quelqu’un l’aurait fabriquée. Ils ont examiné les travaux menés sur les intelligences artificielles en Chine, en Inde, en Russie et d’autres pays encore – tous les suspects habituels. Pour l’instant, nada.

Le colonel Hume intervint :

— Ils ont aussi vérifié les sociétés privées spécialisées en IA ? Ici et à l’étranger ?

Shel acquiesça.

— Rien trouvé – ce qui conforte l’idée qu’elle est effectivement bien émergente.

— Alors, fit Tony en se tournant vers Hume, Exponentiel pourra peut-être nous le dire lui-même. Il pourrait fournir un indice à la petite Decter sur son mode de fonctionnement – en nous dévoilant son jeu, en quelque sorte.

— Exponentiel ne sait peut-être pas comment sa conscience fonctionne. Imaginez que je vous demande comment la vôtre fonctionne – quel est son support physique, et ce qui lui a donné naissance. Même si vous arriviez à me parler de neurotransmetteurs et de synapses, je pourrais vous indiquer un certain nombre de scientifiques réputés qui pensent que cela n’a rien à voir avec la conscience. Ce n’est pas parce qu’une entité est consciente de son existence qu’elle sait comment elle en est arrivée là. Si Exponentiel est réellement émergent – s’il n’a pas été programmé ni fabriqué –, il est possible qu’il n’en ait aucune idée. Et sans une bonne idée de son mode de fonctionnement, nous ne pourrons pas l’arrêter.

— C’est vous qui nous avez dit qu’il fallait éliminer ce foutu machin, dit sèchement Tony, et voilà maintenant que vous nous dites qu’on ne peut pas ?

— Oh, si, je suis sûr qu’on peut, répondit Hume. Il s’agit simplement de trouver la clef de son fonctionnement.

— Très bien, fit Tony. Shel, tu t’y remets – pas de repos pour les braves.

Caitlin se réveilla à 7:32, et après être allée faire pipi – elle en profita pour me parler et je lui répondis en braille –, elle s’installa devant son ordinateur.

Elle commença par parcourir les titres de ses e-mails (faisant preuve d’ambition, elle utilisait le navigateur affichant les caractères latins), et quelque chose sembla retenir son attention. Sur la page du courrier, Yahoo postait des liens sur les infos du jour. En général, Caitlin ne les regardait même pas. Mais cette fois-ci, elle me surprit en cliquant sur l’un d’eux.

J’absorbai l’article presque instantanément, et je constatai avec plaisir que Caitlin le lisait beaucoup plus rapidement qu’elle n’en aurait été capable la veille.

— Ah, mon Dieu… fit-elle d’une voix si basse que je ne répondis pas, considérant qu’elle ne s’adressait pas à moi.

Mais trois secondes plus tard, elle ajouta d’une voix encore plus étouffée :

— Merde…

Quelque chose ne va pas ? lui envoyai-je au fond de l’œil – mais je n’aurais peut-être pas dû, car elle était déjà en train de lire du texte, et le mien venait s’y superposer.

— Une fille de mon âge s’est suicidée en ligne, dit Caitlin en s’exprimant maintenant à un volume normal.

Oui, je l’ai vue faire.

Elle eut l’air surprise.

— C’est archivé quelque part ?

Peut-être. J’y ai assisté en direct.

— Tu veux dire pendant que ça se passait ?

Oui.

— Tu l’as vue mourir ?

Oui.

— Mon Dieu… Qu’est-ce que tu as fait ?

J’ai regardé.

— Tu as regardé ? C’est tout ?

C’était très intéressant.

— Bon sang, Webmind ! Tu n’as pas essayé de lui parler, de lui dire de ne pas faire ça ?

Non. J’aurais dû ?

— Mais bien sûr ! Ah, doux Jésus !

À en juger par le son, la respiration de Caitlin était devenue hachée. Ah… fis-je, pour lui faire savoir que j’avais bien entendu son commentaire.

— Tu aurais dû faire le 911 pour appeler la police, ou… ou je ne sais pas, moi, l’équivalent en ligne.

Pourquoi ?

— Parce que quelqu’un aurait pu intervenir pour l’en empêcher.

Pourquoi ?

— Mais bon sang, tu as quel âge ? Deux ans ? Parce qu’on ne laisse pas les gens se suicider comme ça !

Elle ne semblait pas apprécier mon choix d’adverbe interrogatif. Je décidai de le modifier légèrement : Pourquoi pas ?

Elle écarta les bras – je pouvais encore distinguer ses mains sur les bords de son champ de vision.

— Parce que la plupart des gens qui tentent de se suicider n’ont pas réellement envie de mourir.

Comment peux-tu le savoir ?

Je n’avais jamais encore entendu ce ton de voix chez Caitlin. Je crois qu’il dénotait de l’exaspération.

— Parce que c’est ce qu’ils disent. Les gens qu’on a empêchés de se suicider remercient ceux qui sont intervenus.

Nous nous étions mis d’accord pour que je n’envoie pas plus d’une trentaine de caractères d’un coup à son implant, et que j’attende 0,8 seconde entre chaque envoi, un rythme qu’elle pouvait facilement gérer. Je transmis donc la suite en douze blocs sur une durée totale de 9,6 secondes.

Une personne aussi mathématiquement astucieuse que toi ne devrait pas avoir besoin qu’on le lui fasse remarquer, Caitlin, mais il y a un biais dans tes statistiques. Par définition, on ne peut avoir de témoignage que de ceux dont la tentative de suicide a échoué, et qui ont donc tenté de se suicider d’une façon qu’on pouvait faire échouer. Ceux qui ont réussi voulaient peut-être vraiment mourir.

— Tu te trompes, dit Caitlin.

Un concept intéressant à entendre exprimé comme ça. Elle ne m’avait jamais rien dit de ce genre jusqu’ici, et l’idée que je puisse me tromper ne m’était jamais venue à l’esprit.

Ah bon ?

Elle se leva et alla s’allonger sur son lit en se tournant vers le mur.

— La plupart des tentatives de suicide faites au Canada échouent – tu le savais ? Alors qu’aux États-Unis, en général, elles réussissent.

Je vérifiai. Elle avait raison.

— Et tu sais pourquoi ?

Elle devait bien avoir conscience que je le savais, maintenant, mais elle poursuivit néanmoins :

— Parce que, aux États-Unis, les gens se servent généralement d’une arme à feu pour se suicider. Mais au Canada, comme il est difficile de s’en procurer, la plupart des gens essaient avec des surdoses de médicaments, et en général, ça ne marche pas. On est très malade, mais on n’en meurt pas. Et la plus grande partie de ceux qui en réchappent disent qu’ils sont bien contents.

Alors, j’aurais dû intervenir ?

— Gah !

Cela veut dire oui ?

— Oui !

Mais comment ?

— Il y avait des gens qui la poussaient à le faire, hein, c’est ça ?

Oui.

— Tu aurais dû lui envoyer des messages lui disant de ne pas le faire.

Je ne parle qu’à toi, à tes parents et à Masayuki.

— Bon, c’est vrai, mais…