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Personne d’autre ne me connaît.

— Personne ne connaît personne quand on est en ligne, Webmind ! Tu aurais pu lui envoyer un petit message, non ? Exactement comme les autres.

Je réfléchis au processus que cela impliquait. Techniquement, ç’aurait été faisable.

— Alors, la prochaine fois, fais-le ! (Elle réfléchit un instant.) Ne te sers pas du nom Webmind. Utilise autre chose.

Un alias, tu veux dire ? Comme Calculatrix ?

— Oui, mais quelque chose de différent.

J’apprécie ta suggestion.

— N’importe quoi – hmm… disons Peter Parker.

Je regardai dans Google. L’alter ego de SpiderMan ? Mais… ah ! On le surnommait parfois Webhead, « Tête en toile »… Très bien. La prochaine fois que j’assisterai à une tentative de suicide, j’interviendrai.

Mais Caitlin secoua la tête – je m’en rendais compte à la façon dont l’image sautait de gauche à droite.

— Pas seulement des tentatives de suicide ! Son ton était de nouveau exaspéré.

Quand, alors ?

— Chaque fois que tu pourras améliorer les choses.

Définis « améliorer » dans ce contexte.

— Mieux. Le contraire de pire. Peux-tu formuler cela d’une autre façon ?

La vue changea rapidement. Je crois qu’elle s’était mise sur le dos. De fait, elle regardait maintenant le plafond blanc.

— Très bien, que dis-tu de ça ? Interviens quand tu peux augmenter le bonheur dans le monde. Tu ne peux pas intervenir dans des situations à somme nulle – ça, je le comprends bien. Par exemple, si quelqu’un va perdre cent dollars et que quelqu’un va les gagner, ça ne change rien à la richesse globale, d’accord ? Mais si c’est quelque chose qui peut rendre quelqu’un plus heureux sans rendre quelqu’un d’autre plus malheureux, alors, fais-le. Et si ça rend des tas de gens heureux sans faire de mal à qui que ce soit, c’est encore mieux.

Je ne suis pas sûr d’être compétent pour juger de ce genre de choses.

— Tu as tout le Web à ta disposition. Tu as accès à tous les grands ouvrages de psychologie et de philosophie et tout ça. Deviens compétent pour juger de ces choses-là.

Ah, nom d’une pipe, ça n’est quand même pas si compliqué ! Fais des choses qui rendent les gens heureux.

Je ne suis pas un expert, mais il me semble qu’il y a un nombre effrayant de gens malheureux dans ton monde. Cela étant, je suis surpris que le suicide soit si répandu. Après tout, une prédisposition à se suicider, surtout quand on est encore jeune – avant de s’être reproduit – devrait normalement avoir été éliminée de la population.

Caitlin resta silencieuse un moment. Elle réfléchissait peut-être. Finalement :

— Mes parents n’ont plus leurs amygdales, mais moi, je les ai encore.

Et quel est le rapport avec notre discussion ?

— Tu sais pourquoi ils n’ont plus leurs amygdales ?

Je suppose qu’on les leur a retirées quand ils étaient enfants, puisque c’était la pratique courante. Les archives médicales aussi anciennes n’ont en général pas été numérisées, mais j’imagine que leurs amygdales s’étaient infectées.

— C’est bien ça. Et les miennes aussi, à plusieurs reprises, quand j’étais petite.

Oui ?

— Quand mes parents étaient enfants, les médecins avaient l’arrogance de penser que, puisqu’ils ne savaient pas à quoi servaient les amygdales, elles ne devaient servir à rien. Et donc, quand elles étaient enflammées, ils les coupaient. Aujourd’hui, nous savons qu’elles font partie du système immunitaire. Bon, un évolutionniste aurait su instinctivement que les amygdales avaient une certaine valeur : contrairement à l’appendicite, qui est rare, l’inflammation des amygdales touche dix pour cent de la population chaque année – ça représente trente millions de cas par an aux États-Unis –, et pourtant, l’évolution a favorisé ceux qui naissaient avec par rapport à ceux qui n’en avaient pas. De même qu’il y a des gens qui naissent sans reins ou je ne sais quoi, il y en a forcément de temps en temps qui naissent sans amygdales, mais cette mutation ne s’est pas développée, ce qui signifie clairement qu’il vaut mieux en avoir. Bien sûr, elles ont aussi un coût – elles peuvent s’infecter. Le fait qu’elles soient toujours là indique que les bénéfices qu’elles procurent sont supérieurs à ce coût. Comme on aime dire en cours de maths : C.Q.F.D.

Cela me paraît raisonnable.

— Et donc, tu vois, c’est bien la preuve que la conscience apporte un avantage pour la survie : parce que nous l’avons encore, même si quelquefois elle peut horriblement mal tourner.

Tu avances donc que la dépression qui conduit au suicide est due à un dysfonctionnement de la conscience ?

— Exactement ! Mon amie Stacy souffrait d’une dépression – elle a même tenté de se suicider. Des filles avaient été vraiment méchantes avec elle en sixième, et elle ne pouvait pas s’empêcher d’y repenser. Les pensées obsessionnelles sont un des grands symptômes de la dépression, non ? Et qui est-ce qui pense ? Seule une conscience capable de réfléchir sur elle-même peut être obsédée par quelque chose. Bon, manifestement, il n’y a qu’un faible pourcentage de gens qui peuvent être déprimés au point de vouloir se suicider, même si, maintenant que j’y pense, beaucoup de gens très déprimés ne vont pas non plus chercher un partenaire pour se reproduire – ce qui revient au même que de s’éliminer du processus d’évolution, tu vois ? Donc, quand la conscience fonctionne mal, cela a bel et bien un coût – et cela veut dire que l’évolution l’aurait éliminée s’il n’y avait pas de bénéfices pour contrebalancer ça. La conscience a donc de l’importance. Exactement comme pour les amygdales autrefois, on ne sait peut-être pas à quoi elle sert, mais elle sert forcément à quelque chose, sinon on ne l’aurait plus.

Intéressant

— Merci, Webmind, mais ça n’est pas simplement un argument de discussion. Comme tu l’as dit, il y a beaucoup de malheur dans le monde – et toi, tu peux changer ça.

Tolstoï a dit : « Les familles heureuses se ressemblent toutes ; les familles malheureuses le sont chacune à leur façon. » Le bonheur est uniforme, indifférencié, inintéressant Je suis avide de stimuli surprenants.

— Le bonheur peut être stimulant.

Dans un sens biochimique, oui. Mais j’ai beaucoup lu sur la création artistique et littéraire – deux activités humaines qui me fascinent, car, pour l’instant du moins, je n’en possède pas les capacités. Il existe une forte corrélation entre le fait d’être malheureux et le désir de créer, entre la dépression et la créativité.

— Ah, c’est des conneries, tout ça, dit Caitlin.

Pardon ?

— C’est n’importe quoi. Je fais des mathématiques parce que j’y trouve du plaisir. Les peintres peignent des tableaux parce qu’ils y trouvent du plaisir. Les hommes d’affaires magouillent parce que c’est ça qui leur plaît. Demande à n’importe qui s’il préfère être heureux ou triste, et il te répondra « heureux ».

Pas dans tous les cas.

— Oui, oui, je sais, il y a des gens qui te diront qu’ils préfèrent être tristes en sachant la vérité plutôt qu’être heureux en gobant des mensonges – c’est un des thèmes de 1984. Mais en général, les gens veulent vraiment être heureux. C’est pour ça qu’on leur promet « la vie, la liberté et la recherche du bonheur ».