Tu es au Canada, maintenant. Je crois que la promesse correspondante faite ici se ramène simplement à « paix, ordre et bon gouvernement ». Aucune mention du bonheur.
— Bon, mais ça va sans dire ! Les gens veulent être heureux. Et… et…
Oui ?
— Et toi, Webmind, c’est ce que tu peux décider de choisir. Tu n’es pas le résultat de l’évolution : tu as émergé spontanément. Les humains sont peut-être programmés par l’évolution pour la plupart des choses – mais même si tu as réussi à grandir dans notre infrastructure informatique, toi, tu n’as pas été programmé. La sélection naturelle a tracé notre chemin, à travers les gènes égoïstes. Mais ce n’est pas ton cas. Tu es, tout simplement. Et tu n’as donc pas de… d’inertie. Tu peux décider de ce que tu préfères – et voici ce que tu peux choisir : le bonheur global de l’espèce humaine.
22.
Le père de Caitlin faisait toujours rôtir une dinde pour le Jour de l’Action de grâces américain – mais c’était encore dans six semaines. Pour la fête canadienne, ils allèrent s’approvisionner au Swiss Chalet qui, malgré son nom, était une chaîne qui servait du poulet frit. Caitlin avait remarqué qu’ici, le pire pour un restau était de reconnaître qu’il était canadien… C’est ainsi que les établissements locaux portaient des noms comme Montana’s Cookhouse, New York Fries, East Side Mario’s et Boston Pizza. Elle se demandait quel demeuré mental avait pu trouver ce dernier nom. Chicago était célèbre pour ses pizzas, d’accord. Manhattan aussi. Mais Boston, c’était la ville des haricots, pas des tomates et anchois !
Caitlin et ses parents avaient passé la plus grande partie de ce jour de vacances inattendu à travailler avec Webmind, et ils se retrouvèrent de nouveau épuisés quand le soir arriva. C’en était au point que, même dans une situation aussi extraordinaire, Caitlin avait absolument besoin de faire une pause. Son cerveau commençait à bouillir, et à en juger par le son de sa voix, son père devait être dans le même état.
— Allez-y, dit sa mère. Je continue avec Webmind. Vous deux, détendez-vous un peu.
Ils allèrent donc dans le salon.
— Un autre film ? proposa son père.
— Ça me va, dit Caitlin.
Peut-être un autre sur les IAs, lui communiqua Webmind.
— Webmind aimerait bien voir quelque chose sur les intelligences artificielles.
Ils étaient devant les étagères de DVD. Les coins des lèvres de son père s’abaissèrent : réflexion.
— La plupart sont des représentations assez négatives, dit-il. Le Cerveau d’acier, Matrix, Terminator, 2001 Je te ferai voir 2001 un jour, bien sûr, parce que c’est une étape importante dans l’histoire de l’intelligence artificielle. Mais c’est un film qui repose presque entièrement sur l’image, avec très peu de dialogues, et je préférerais attendre que tu sois mieux entraînée pour comprendre ce qui s’y passe, et… (Sa bouche s’incurva en un sourire.) Ah, Star Trek : le Film… Pas étonnant qu’on l’ait surnommé « le film au ralenti »… On y voit beaucoup de têtes qui se contentent de parler, mais c’est aussi l’un des films les plus ambitieux et intéressants jamais réalisés sur les IAs.
Ils s’installèrent donc sur le canapé pour regarder le premier film inspiré de Star Trek. Comme l’expliqua son père, c’était la « Director’s Edition », une amélioration considérable par rapport à la première version ennuyeuse projetée dans les cinémas quand il avait douze ans.
Caitlin avait lu que la durée moyenne d’un plan était de trois secondes, juste le temps nécessaire pour noter tous les détails importants. Ensuite, apparemment, l’œil commençait à se lasser. Ce film contenait des plans beaucoup plus longs – mais le chiffre de trois secondes était valable pour des gens qui avaient été voyants toute leur vie. Il fallait beaucoup plus de temps à Caitlin pour absorber une scène normale, et encore plus quand il s’agissait d’objets qu’elle n’avait jamais touchés dans la vraie vie – comme les consoles de contrôle du vaisseau spatial, les tricorders, et cætera. Pour elle, le film semblait défiler à la vitesse… eh bien, d’un saut spatial.
Webmind pouvait maintenant écouter directement le film, mais le père de Caitlin avait quand même mis les sous-titres pour qu’elle continue de s’entraîner à lire.
Le film soulevait effectivement des points intéressants sur l’intelligence artificielle, en particulier le fait que la conscience était une propriété émergente de la complexité. L’IA du film, comme Webmind, avait « acquis la conscience par elle-même », sans qu’on l’ait programmée pour cela.
Fascinant, dit Webmind. Les parallèles ne m’échappent pas, et…
Il continua dans cette veine, et Caitlin comprit soudain pourquoi son père avait horreur des gens qui parlent pendant un film.
Très intéressant, fit remarquer Webmind quand l’idée fut suggérée que, une fois un certain seuil franchi, une IA ne pouvait continuer d’évoluer sans ajouter une « qualité humaine », que l’amiral Kirk avait identifiée comme étant notre « capacité à dépasser les limites de la logique ». Mais qu’est-ce que cela signifie, exactement ?
Caitlin devait garder les dates à l’esprit : l’action se passait au XXIIIème siècle, mais le film datait de 1979, longtemps avant que Deep Blue n’ait réussi à battre aux échecs le grand maître Gary Kasparov. Mais Kirk avait raison : même si Deep Blue, en calculant de nombreux coups à l’avance, s’était finalement révélé supérieur à Kasparov dans ce domaine très particulier, l’ordinateur ne savait même pas qu’il jouait aux échecs. La compréhension intuitive qu’avait Kasparov du jeu, des pièces et de l’objectif à atteindre dépassait effectivement les limites de la logique, et constituait un exploit bien plus grand que le simple calcul mécanique.
Mais c’était l’intrigue secondaire concernant Spock, le personnage moitié humain et moitié vulcain, qui avait vraiment captivé l’attention de Caitlin – et apparemment celle de Webmind aussi, car il n’avait plus rien dit à ce moment-là.
Au grand étonnement de Caitlin, son père avait mis le film en pause pour dire que la scène la plus importante ne figurait pas dans la version d’origine, mais qu’elle avait été restaurée dans celle du réalisateur. Elle se passait, comme presque tout le film d’ailleurs, sur la passerelle de l’Enterprise. Kirk demandait à Spock son avis sur quelque chose. Celui-ci lui tournait le dos sans répondre, et Kirk se levait pour faire tourner lentement son fauteuil, et… C’était tellement subtil que Caitlin ne vit pas tout de suite ce qui se passait, mais au bout de quelques secondes, l’image lui apparut clairement. Il n’y avait aucun doute : Spock, ce personnage glacé, imperturbable, dénué d’émotions, presque robotique, et qui dans ce film était encore plus sinistre que dans les feuilletons télé qu’elle avait écoutés autrefois, Spock, donc, pleurait…
Et alors même qu’ils étaient sur le point d’être détruits par V’Ger, une immense intelligence artificielle, Kirk connaissait suffisamment bien son ami pour lui demander, en faisant allusion à ses larmes :
— Ce n’est pas pour nous ?
Avec une infinie tristesse, Spock répondait :