— Non, commandant, pas pour nous. Pour V’Ger. Je pleure pour V’Ger comme je pleurerais pour un frère. Tel que j’étais lorsque j’ai rejoint l’Enterprise, tel est V’Ger maintenant.
À l’époque où Spock avait embarqué, il s’efforçait de se purger de toute émotion résiduelle – l’héritage de sa mère humaine – pour devenir, comme V’Ger et comme Deep Blue, une créature de pure logique, l’idéal vulcain. Deux héritages, deux voies possibles. Un choix à faire.
Et, à la fin du film, il avait fait son choix en adoptant sa moitié humaine avec toutes ses émotions, de sorte que, dans la scène finale, quand Scotty lui annonçait avec son merveilleux accent que : « Nous pouvons vous ramener sur Vulcain en quatre jours, Mr Spock », celui-ci répondait : « Ce ne sera pas nécessaire, Mr Scott. Ma tâche sur Vulcain est terminée. »
— Qu’est-ce que tu en as pensé ? demanda Caitlin à la cantonade tandis que le générique de fin se déroulait au son d’une musique poignante.
Des caractères braille défilèrent devant ses yeux : Bon sang, Jim, je suis un médecin, pas un critique de film. Caitlin éclata de rire. J’ai trouvé cela intéressant quand Spock a dit : « Chacun de nous, à un moment de sa vie, devient quelqu’un – un père, un frère, un dieu – et se demande : “Pourquoi suis-je ici ? Qu’étais-je destiné à être ?” » De façon très inhabituelle, Webmind hésita un instant avant d’ajouter : Il avait raison. Nous devons tous trouver notre place dans le monde.
Le mardi matin, après que sa mère l’eut conduite au lycée, Caitlin se rendit en cours de maths. Webmind savait bien qu’elle ne pouvait pas trop lui parler, mais il lui envoyait de temps en temps un commentaire sur ce qu’ils voyaient. Seuls les bruits du lycée étaient une nouveauté pour lui. Il avait déjà pu observer l’environnement quand Caitlin était en classe quatre jours auparavant.
Caitlin avait sa place juste à côté de Bashira, et celle-ci lui fit un grand sourire quand elle entra. Caitlin se sentait un peu nerveuse parce que Trevor suivait également ce cours, mais il n’arriva qu’au moment où les premières notes de Ô Canada se faisaient entendre.
Caitlin connaissait déjà l’hymne canadien avant d’emménager ici – on peut difficilement être un fan de hockey sur glace sans l’avoir entendu de temps en temps –, mais elle ne l’aimait pas beaucoup : trop sexiste, avec ce vers sur « le commandement de tous tes fils », trop étroit d’esprit pour des immigrantes telles que Bashira et elle avec son « terre de nos aïeux », et trop religieux quand il demandait que « Dieu protège notre pays ».
Une fois l’hymne terminé, Trevor prit tout son temps pendant les annonces du matin pour disposer son livre et son cahier sur sa table, en évitant soigneusement de croiser le regard de Caitlin.
Est-ce le Beauf ? demanda Webmind.
Caitlin hocha simplement la tête – ce qui, pour Webmind, faisait osciller la vue de haut en bas.
Elle avait espéré quelque chose de plus intéressant que d’apprendre par cœur les relations trigonométriques de base, ce qu’ils avaient fait lors du cours précédent, mais le sujet d’aujourd’hui était à peine mieux. Elle laissa donc son regard se promener sur la classe, et elle vit – elle vit vraiment – certains de ses camarades pour la première fois.
Elle consacra un bon moment à examiner Pâquerette Bowen. Elle comprenait très bien l’équation « gros seins = sexy », en tout cas dans l’esprit de la plupart des garçons, mais pour le reste, elle ne voyait pas pourquoi on en faisait tout un plat. Oui, bien sûr, ses cheveux longs étaient pas mal, et leur teinte était… spéciale. Et c’est vrai que ses vêtements découvraient un peu plus de chair que ceux portés par les autres filles.
Pâquerette avait calé son livre de classe à la verticale devant elle, mais au bout d’un moment, Caitlin vit que ce n’était pas pour le lire – Pâquerette s’en servait comme écran pour que le professeur ne voie pas ce qu’elle faisait… quelque chose avec ses pouces, et…
Ah ! Elle écrivait des SMS sur son portable ! Caitlin en avait entendu parler, mais ne l’avait jamais vu faire – ah, mais c’était sacrement primitif, comparé aux messages qu’elle-même recevait directement sur sa rétine !
— Mr Heidegger ? demanda un garçon très mince assis devant Pâquerette.
Caitlin reconnut aussitôt la voix : c’était Matt, qu’elle avait déjà remarqué plusieurs fois parce qu’il posait souvent de bonnes questions, et que c’était manifestement un matheux, lui aussi.
Le professeur, un homme également mince avec une barbe bien taillée, dit :
— Oui, Matt ?
Matt fut à la hauteur : il entreprit de poser une question très pertinente sur ce que Mr H. venait d’écrire au tableau. Il avait une voix un peu rauque, qui se cassait légèrement, ce qui fit ricaner le Beauf à un moment, mais Caitlin lui trouvait un certain charme.
— Ça déborde assez largement du cadre de ce que nous voulons faire aujourd’hui, répondit Mr Heidegger, mais si… Caitlin fut tout étonnée de s’entendre dire :
— Je vais lui expliquer.
Matt se retourna et la regarda, et alors…
Caitlin avait bien souvent lu l’expression dans les livres, et bien qu’elle n’eût encore jamais vu de lapin, pas même en image, elle se dit que ça devait être exactement ça, « un lapin pris dans le faisceau des phares d’une voiture »…
Mr Heidegger leur désigna le fond de la classe, où il y avait quelques bureaux libres.
— Installez-vous là-bas, leur dit-il, pour ne pas déranger les autres.
Caitlin se leva. Matt hésita une seconde avant de faire de même. Il avait le teint particulièrement pâle, et un visage… unique, différent de tout ce qu’elle avait pu voir jusqu’ici. Mais il souriait beaucoup, et Caitlin aimait bien ça.
En veillant à parler à voix basse, ils discutèrent de ce que Mr Heidegger avait écrit au tableau.
Et de la façon de résoudre les problèmes impliquant des angles droits en se servant des ratios trigonométriques de base et du théorème de Pythagore.
Et de la façon de résoudre les problèmes d’angles aigus en utilisant les fonctions sinus et cosinus.
Et puis ils se mirent à parler de hockey. Caitlin adorait ce jeu à cause des statistiques sur les joueurs, qu’elle trouvait bien plus intéressantes que celles du base-ball. Matt aimait bien parler des stats, lui aussi – mais étant originaire du coin, c’était un fan des Leafs, bien sûr.
Caitlin souriait jusqu’aux oreilles, et…
Et la cloche se mit à sonner.
— N’oubliez pas, dit Mr H. Pour demain, faites tous les exercices des pages 48 et 49.
Caitlin avait une version électronique du manuel de classe sur son ordinateur portable, qu’elle pouvait facilement lire avec son afficheur braille, mais…
— Heu, j’ai un peu de mal à lire les textes imprimés, dit-elle à Matt. Est-ce que tu… au déjeuner, peut-être ? Tu pourrais passer les exos en revue avec moi ?
Encore cet air de lapin dans les phares… Elle sentit son cœur battre plus fort tandis qu’elle attendait sa réponse.
Tout à coup, il y eut du brouhaha autour d’eux. Les autres élèves se levaient en cognant leur chaise contre les tables et se mettaient en rang pour sortir, mais la porte était à l’autre bout de la salle, près du tableau. Caitlin et Matt eurent donc encore quelques instants d’intimité avant que les élèves du cours suivant ne commencent à envahir la classe.
— Heu, oui, bien sûr, fit Matt. C’est un… (Mais il s’interrompit et recommença.) D’accord, on se retrouve à la cantine.