— On est au Canada, maintenant, dit Caitlin pour taquiner sa mère. Ça n’existe pas, les billets de un dollar.
Elle savait que les Canadiens ont une pièce de un dollar, qu’ils appellent un loonie (« dingue ») du nom du petit oiseau représenté sur une face. Elle savait aussi que la pièce de deux dollars s’appelait un toonie, jeu de mots sur le chiffre two, « deux ». Caitlin trouvait qu’il aurait été plus astucieux de l’appeler un doublon, à cause de « double loon », mais personne ne lui avait demandé son avis…
— Très bien, dit sa mère en souriant. Prenons donc une pièce de un dollar – et imaginons un groupe de gens dans une soirée. J’en ai fait l’expérience moi-même, et je t’assure que ça marche. Annonce que tu mets cette pièce aux enchères. Le plus offrant l’emportera, bien sûr, mais contrairement aux enchères normales, l’enchérisseur le précédant immédiatement devra également payer ce qu’il avait proposé – mais sans rien recevoir en échange. Tu me suis ?
Caitlin fit signe que oui.
— À ton avis, en moyenne, le dollar finit par se vendre à combien ?
— Je ne sais pas, moi. Cinquante cents ?
— Pas du tout. La moyenne est de 3,40 dollars.
— C’est de la folie !
— On peut même dire que c’est « loonie », répondit sa mère. Mais c’est vrai.
— Pourquoi les gens sont-ils prêts à miser si haut ?
— Eh bien, il faut se rappeler que le deuxième mieux placé doit payer, lui aussi, et donc…
Elle s’interrompit, attendant manifestement que Caitlin trouve la réponse toute seule.
C’est ce qu’elle essaya de faire. Le premier enchérisseur démarrait vraisemblablement à un cent – ce qui pourrait lui rapporter un bénéfice net de quatre-vingt-dix-neuf cents. Mais dès qu’un autre proposait deux cents, le premier se disait sans doute que ça valait la peine de monter à trois, ce qui lui permettait quand même d’espérer un bénéfice net de quatre-vingt-dix-sept cents.
Et ainsi de suite, jusqu’à ce que…
Ah !
Jusqu’à ce que quelqu’un en vienne à proposer quatre-vingt-dix-neuf cents – un bénéfice de un cent. Mais le plus offrant précédent, qui avait peut-être proposé quatre-vingt-dix-huit cents, risque maintenant de les perdre. Il monte donc à un dollar – comme ça, au moins, il s’en tire… Mais celui qui a misé quatre-vingt-dix-neuf cents se trouve confronté à un dilemme : s’il abandonne, il les laisse sur la table… ou alors il surenchérit, disons à 1,01 dollar – ce qui réduit ses pertes à un cent.
Et c’est ainsi qu’une escalade peut effectivement se produire, dans laquelle les enchères ne cessent d’augmenter jusqu’à ce que le côté absurde de la situation apparaisse enfin aux joueurs, qui arrêtent alors d’enchérir.
C’est ce que Caitlin expliqua à sa mère, qui l’encouragea d’un sourire.
— C’est bien ça, ma chérie. Et maintenant, d’après toi, quelle serait la stratégie optimale ? Et ne va pas tricher en demandant la réponse à Webmind.
Caitlin réfléchit une seconde avant de proposer :
— Je ferais une enchère initiale à quatre-vingt-dix-neuf cents. Les autres n’auraient aucune raison de surenchérir parce que, au mieux, en misant un cent de plus, ce serait pour eux une opération blanche, et s’ils misaient plus, ils commenceraient à perdre de l’argent. Je me retrouverais la seule à avoir enchéri, et je gagnerais de l’argent, même si ce n’est que un cent.
— C’est bien ça, dit encore sa mère, à condition que les autres soient des êtres rationnels et que leur seule motivation soit le profit. Mais voici justement où les mathématiques ne peuvent tenir compte de la réalité : il y a un élément psychologique que Webmind devra comprendre.
— Oui ?
— Imagine que ce soit ton pire ennemi qui vient de proposer quatre-vingt-dix-neuf cents. Tu pourrais monter aussitôt à 1,98 dollar, ce qui lui ferait perdre pratiquement un dollar – et toi, tu perdrais juste un tout petit peu moins que lui.
— Hou, fit Caitlin, c’est vicieux, ça.
— J’ai vu ce jeu prendre parfois une très mauvaise tournure. Des couples qui étaient venus ensemble, et qui repartaient séparément…
— Ah, bon, alors, j’ai une question pour toi, maman. Quel souhait ferais-tu si tu savais que ton pire ennemi va recevoir le double de ce que tu désires ?
— Hmm… Un million de… Non, je ne sais pas.
— Perdre un œil, répondit Caitlin.
— Ah, mon Dieu ! fit sa mère. Mais, heu, oui, c’est un bon exemple de ce que je veux dire : les gens peuvent évaluer les conséquences de différentes façons. Tu te souviens quand ton père t’a appris à jouer aux échecs ?
Ils avaient un échiquier spécial avec des caractères braille sur chaque pièce.
— Oui, bien sûr.
— Et tu te souviens comment il te laissait gagner ? Caitlin haussa les sourcils :
— Je te demande pardon ?
— Heu, ma chérie, il…
— Je blague, maman. Elle sourit.
— À ton avis, pourquoi te laissait-il gagner ?
— Je ne sais pas. Sans doute parce que, sinon, je n’aurais plus voulu jouer.
— Exactement. Pour ton père, le plus important n’était pas que ce soit lui qui gagne, mais toi. En d’autres termes, vous vouliez tous les deux la même chose, et même si cela lui coûtait – au sens de perdre la partie – de te laisser gagner, il était content que tu gagnes.
— Je comprends. Mais dans la mise en vente du dollar, les gens ne veulent plus jouer passé un certain stade. Et je suis sûre que ce n’est pas seulement l’absurdité de la situation qui les amène à s’arrêter. C’est aussi parce que ça devient ennuyeux. Même si on surenchérit à coups de dix cents au lieu de un, il faut quand même trente-quatre enchères pour arriver aux 3,40 dollars dont tu parlais. Mais si j’écrivais deux programmes pour simuler ce jeu, ils continueraient de jouer indéfiniment – parce que la seule façon de perdre est d’arrêter d’enchérir.
Caitlin s’arrêta un instant, puis elle fit un grand sourire :
— Ou encore, en repensant au film que j’ai regardé avec papa, le seul coup perdant est de ne pas continuer de jouer.
— C’est bien vu, dit sa mère. Alors, maintenant, peux-tu imaginer des exemples de ce jeu du dollar dans la vraie vie ?
Caitlin y réfléchissait justement quand Schrödinger traversa son champ de vision en se déplaçant dans un silence parfait.
— L’évolution, dit-elle.
— Oui, exactement ! Mais pourquoi ?
— L’évolution est une course aux armements, d’accord ? (Ils en avaient discuté en cours de biologie.) Les prédateurs ne cessent de devenir plus rapides et plus forts, ce qui fait que les proies doivent devenir à leur tour plus rapides et mieux à même de se défendre. Les gazelles ont développé la capacité de courir vite quand elles voient les lions faire la même chose. Le jeu n’en finit jamais – parce que le premier qui arrête de surenchérir… meurt.
Encore une fois, le seul coup perdant dans l’évolution est de ne pas jouer.
— Bingo ! fit sa mère.
— Mr Lockery – c’est mon prof de biologie – dit que, si les dinosaures revenaient sur terre aujourd’hui, nous n’aurions rien à craindre. Les chiens, les loups et les ours ne feraient qu’une bouchée des tyrannosaures. (Elle montra Schrödinger qui progressait à pas feutrés de l’autre côté de la pièce.) Les grands félins aussi. Ils sont plus rapides, plus puissants et plus intelligents que tout ce qui pouvait exister il y a soixante-dix millions d’années. Tout ne fait que s’améliorer, dans une escalade permanente.