— C’est bien ça, dit sa mère.
Caitlin la vit jeter un coup d’œil vers le salon – ah, elle regardait l’escalier qui menait aux chambres, là où était l’ordinateur de Caitlin, là où elles avaient discuté avec Webmind. Ses pouvoirs grandissaient, eux aussi, et pas seulement de génération en génération, comme dans l’évolution biologique, mais à chaque seconde qui passait. Caitlin se retourna vers sa mère, et vit encore quelque chose de nouveau : elle vit quelqu’un frissonner.
Quand Harl Marcuse avait déniché ce terrain pour y installer son institut, l’endroit lui avait paru idéal : une douzaine d’hectares de prairie avec un îlot artificiel au milieu d’un étang. Mais cela reposait sur l’hypothèse que Chobo allait être un singe coopératif. Son île n’était pas très grande, mais il pouvait facilement se tenir à distance d’un visiteur. Bien sûr, en s’y mettant à deux, on pouvait arriver à le coincer, mais un singe piégé et furieux n’est pas un très beau spectacle à voir…
Shoshana, Dillon et le Dr Marcuse étaient réunis dans la grande pièce du bungalow pour discuter de ce problème. Dillon était adossé au mur, Shoshana s’était installée devant l’ordinateur et Marcuse dans le grand fauteuil.
Sho eut soudain une idée.
— Bon, dit-elle, il ne veut pas nous parler, mais il acceptera peut-être de parler à un autre singe.
Marcuse haussa ses sourcils broussailleux.
— Vous pensez à Virgile ?
Virgile était un orang-outan. Chobo et lui avaient été les acteurs d’un événement historique le mois précédent : la première vidéoconférence interespèces.
— Effectivement, fit Dillon, il pourrait parler à Virgile. Mais est-ce que nous pouvons prendre le risque d’amener Chobo ici en ce moment ?
D’un grand geste, il désigna tout l’équipement fragile rassemblé dans la pièce.
— Bonne remarque, dit Marcuse. Et en plus, je doute qu’il vienne de son plein gré, et je n’ai pas envie d’être obligé de le tirer jusqu’ici. Installons un système de webcam pour lui dans le pavillon. (Et s’adressant à Shoshana :) Je n’ai toujours pas l’intention de parler à ce connard du Feehan. Voyez directement avec lui pour les détails.
Et Silverback sortit.
Shoshana échangea un regard avec Dillon, puis elle décrocha le téléphone et composa le numéro à Miami.
— Centre des primates Feehan, fit une voix d’homme teintée d’un léger accent hispanique.
— Salut, Juan. C’est Shoshana Glick à l’appareil.
— Shoshana ! Le vieux m’en veut toujours ?
Juan avait divulgué l’information sur la vidéoconférence des deux singes à un journaliste du New Scientist, déclenchant ainsi la série d’événements qui avait abouti à la demande du zoo de Géorgie de récupérer Chobo.
Sho fit pivoter son fauteuil et jeta un coup d’œil par la fenêtre.
— Eh bien, disons simplement que c’est une bonne chose que vous soyez à trois mille cinq cents kilomètres de lui.
— Je suis vraiment désolé, dit Juan.
Cela faisait près d’un an qu’elle avait rencontré Juan pour la dernière fois. C’était un homme d’une trentaine d’années, avec un visage mince, des pommettes hautes, et de longs cheveux noirs et brillants qu’elle lui enviait.
— Ne vous inquiétez pas, dit-elle. Moi, je ne suis pas fâchée après vous – et j’ai un service à vous demander.
— Oui ?
— Nous avons de gros problèmes avec Chobo. Il est devenu violent et asocial.
— Les chimpanzés, dit Juan sur ce ton qui signifie « Qu’est-ce qu’on peut y faire…»
— Si c’est simplement parce qu’il atteint sa maturité, il est possible que nous n’y puissions rien – mais il est quand même encore un peu jeune pour ça, et puis, bien sûr, c’est un singe très spécial, et… bon, c’est peut-être idiot, mais nous espérons le rendre de nouveau coopératif, en tout cas un peu plus. Il faut qu’il puisse se défendre tout seul si nous voulons éviter que… ma foi, vous savez.
— La Géorgie veut le faire castrer, hein, c’est ça ?
— Oui. Ce sont des barbares.
— D’un autre côté, ça le rendrait plus docile…
— Ce n’est pas ça qu’on cherche, bon sang !
— Je voulais simplement dire…
— Ne dites rien !
— Désolé, fit Juan. Heu, bon, qu’est-ce que je peux faire pour vous ?
— On s’est dit que, si on arrive à le faire parler à quelqu’un, il pourrait accepter de nous parler de nouveau.
— Son vieux copain Virgile ?
— Exactement. Chobo ne vient même plus quand on l’appelle, mais si on mettait en place une liaison permanente par webcam entre sa cabane et la pièce de Virgile, ils recommenceraient peut-être à bavarder ensemble.
— Virgile adorerait ça. Justement, il m’a demandé des nouvelles de Chobo, aujourd’hui. « Où ce singe à la banane ? Où ce singe qui parle ? »
— Parfait, parfait. Alors, on peut installer ça ?
— Oui, bien sûr, pas de problème, dit Juan. Mais n’oubliez pas de dire au vieux que je vous ai aidés, d’accord ?
26.
Après le dîner, Caitlin remonta dans sa chambre. Elle mit son casque Bluetooth et fit quelques réglages sur son ordinateur avant de dire à Webmind :
— Pour l’instant, au lieu de m’envoyer du texte sur mon œilPod, transmets-le sur mon ordinateur.
— Comme tu voudras, déclara JAWS.
— Comment ça va ? demanda-t-elle.
— J’apprends beaucoup, répondit Webmind. Je crois avoir peut-être un aperçu de ta propre expérience récente. Le fait de pouvoir accéder aux vidéos en ligne m’a apporté une compréhension bien plus vaste de ton monde.
Caitlin sourit.
— Je n’ai aucune peine à le croire.
— Mais il y a tant de choses à voir, et la quantité ne cesse d’augmenter. À chaque minute qui passe, treize heures de vidéos nouvelles sont chargées sur YouTube. Il m’est facile, ou plutôt à mes sous-composants, de balayer les textes à la recherche de mots-clefs. Il m’est beaucoup plus difficile de juger de l’intérêt d’une vidéo.
— Ne m’en parle pas, dit Caitlin. Pour ce qui est de YouTube, les gens s’échangent souvent des liens sur les clips qu’ils ont aimés. Avant, je ne pouvais pas les regarder, mais j’écoutais quelquefois la bande-son. C’est d’ailleurs comme ça que j’ai découvert Lee Amodeo.
Elle réfléchit une seconde. En fait, en ce moment, elle avait une vidéo favorite sur YouTube – et qu’elle avait effectivement pu voir. Elle avait essayé de la montrer au Dr Kuroda quand il était là, mais il avait simplement décliné en disant « plus tard, peut-être ».
Peut-être que Webmind l’aimerait bien, lui. Elle avait mis le lien dans ses favoris sous Firefox, et elle copia donc simplement l’URL dans la fenêtre de messagerie. Tiens, regarde ça, écrivit-elle.
— D’accord.
Elle lança le clip pour le regarder, elle aussi. Elle n’avait pas de raison particulière de trouver cette séquence plus extraordinaire qu’une autre, et pourtant elle l’était. Le narrateur avait une belle voix de basse qui lui rappelait celle de James Earl Jones. Et quand il apparut brièvement à l’écran, elle vit qu’il était aussi énorme que Jones, sauf que ce type était un Blanc.