Выбрать главу

Mais ce n’était pas l’homme qui était fascinant – ah, non, vraiment. Ce qui était fascinant, c’étaient les deux êtres dans la vidéo.

L’un était un chimpanzé au pelage et au visage noirs – une peau vraiment noire, pas comme le brun de la peau humaine qu’on qualifie de noire. L’autre était un orang-outan, avec un pelage orange et un teint légèrement plus clair, et des yeux bruns pleins de vivacité. D’après le narrateur, le chimpanzé s’appelait Chobo et l’orang-outan Virgile.

La vidéo avait ceci de remarquable que Chobo, qui vivait à San Diego, et Virgile, qui se trouvait à Miami, bavardaient ensemble en utilisant la langue des signes. C’était apparemment la première fois qu’avait lieu une vidéoconférence entre deux espèces – un fait d’autant plus remarquable qu’aucune des deux n’était Homo sapiens.

Jouer aujourd’hui, fit le chimpanzé par signes – ou du moins c’était ce que les gestes signifiaient, d’après les sous-titres qui défilaient en grosses lettres, plus grosses que celles qu’elle avait vues dans WarGames. Jouer ballon !

Caitlin avait déjà beaucoup de mal à interpréter les expressions humaines, et n’avait donc aucune idée de ce que pouvait signifier celle de l’orang-outan. Mais celui-ci répondit : Chobo jouer aujourd’hui ? Virgile jouer aujourd’hui !

Pas la mauvaise vie, songea Caitlin. Elle les envierait presque… D’après le narrateur, cette première vidéoconférence avait eu lieu le 22 septembre. Sa première conversation avec Webmind s’était déroulée le 5 octobre, treize jours plus tard seulement. À deux semaines près, elle aurait pu faire son entrée dans les livres d’histoire comme acteur de la première communication en ligne entre deux sortes d’intelligence différentes.

D’un autre côté, elle entrerait quand même probablement dans l’histoire, et pas seulement à cause de son interaction avec Webmind, si jamais celle-ci venait à être rendue publique. Le succès de l’opération du Dr Kuroda pour lui rendre la vue avait certainement déjà été remarqué…

Elle ouvrit un autre onglet pour vérifier, et là, ô merveille, il y avait bien une entrée la concernant dans Wikipédia, avec une photo de la conférence de presse. D’après l’onglet « historique », elle venait juste d’être mise en ligne. Elle n’était pas très longue – juste quelques phrases – mais Caitlin était sidérée du simple fait qu’elle existe. Elle corrigea une petite erreur – elle était née à Houston et non à Austin –, et elle retourna à la conversation entre Chobo et Virgile.

Elle n’arrivait pas à s’en lasser. Elle avait toujours dit qu’elle préférait être aveugle que sourde, parce que les aveugles peuvent facilement participer aux conversations, assister à des conférences, écouter de la musique et la télé, et ainsi de suite. Mais être sourde – être coupée de tout ça – était plus qu’elle n’aurait pu supporter. Quant au fait d’être à la fois aveugle et sourde, comme l’avait été Helen Keller, ma foi – c’était pire que tout ce qu’on pouvait imaginer.

Mais là, Chobo et Virgile menaient une conversation très animée avec les signes destinés aux malentendants. Leurs gestes étaient beaux et poétiques… on aurait dit des oiseaux en train de voler. Le côté parano de Caitlin l’amena à se demander si certains de ses professeurs à l’Institut texan n’avaient pas utilisé l’ASL, la langue des signes américaine. Un moyen formidable de discuter entre eux sans que leurs élèves le sachent… presque une forme de télépathie, permettant de partager des pensées sans prononcer un mot.

Les deux singes échangeaient des considérations sur différents fruits. Banane ! fit Chobo d’un geste de la main. J’aime banane !

Et pour une fois, Virgile eut une expression que Caitlin comprit : il prit un air dégoûté. Banane non, banane non, répondit-il. Pêche !

Caitlin avait déjà vu des bananes – le mot était apparu dans ses cours de lecture, avec l’image correspondante. Mais bien qu’elle eût déjà goûté des pêches et senti le contact de leur peau, elle ne savait absolument pas à quoi, ça ressemblait. « Pêche » était aussi un nom de couleur, mais là encore, elle ignorait laquelle. Il y avait de quoi se sentir humble en pensant que ces singes connaissaient ce mot mieux qu’elle.

— C’est cool, non ? dit Caitlin quand la vidéo fut terminée.

— Certes, répondit Webmind.

— Bon, alors, qu’est-ce que tu as fait, ces temps-ci ? Des trucs intéressants ?

— J’ai réussi à craquer avec succès les mots de passe de quarante-deux pour cent des comptes de messagerie auxquels j’ai tenté d’accéder.

 Quoi ? s’exclama Caitlin.

Heureusement qu’elle était déjà assise… Webmind répéta ce qu’il venait de dire.

— Attends, pour être sûre de bien comprendre : tu lis les e-mails des gens ?

— Dans l’espoir d’apprendre comment les rendre plus heureux, oui.

— Est-ce que… est-ce que tu as lu les miens ?

— Oui. Aussi bien en émission qu’en réception.

Caitlin ne savait plus quoi dire – et c’est pourquoi, pendant près d’une minute, elle resta silencieuse.

— Caitlin ? demanda finalement Webmind.

Elle s’apprêtait à lui dire qu’il ne fallait pas qu’il fasse des choses pareilles, mais elle se ravisa :

— Eh bien, heu… J’aimerais savoir ce que Matt pense réellement de moi.

Elle laissa l’idée flotter comme ça dans l’air, pour voir si Webmind allait la saisir.

Mais il n’y avait aucune raison d’attendre une réaction de Webmind. Il n’avait pas besoin de temps pour réfléchir – du moins un temps que Caitlin puisse mesurer. Comme il ne répondait pas immédiatement, elle poursuivit :

— Je veux dire, tu sais, il a l’air très gentil, mais…

— Mais, fit Webmind, une jeune fille se doit d’être prudente.

Elle se demanda si c’était une citation du Projet Gutenberg, ou s’il comprenait vraiment ce qu’il disait.

— Exactement, répondit-elle.

— Matt est ce garçon que tu as aidé en classe de maths ?

— Oui.

— Son nom de famille est Reese ?

— Oui.

— Un instant. Matthew Peter Reese, Waterloo – j’ai sa page Facebook et son identifiant. Et son compte sur Hotmail. Et son trafic de messagerie instantanée. Il ne fait aucune référence à toi.

Caitlin se sentit un peu triste, mais…

— Non, attends. Il ne mentionne probablement pas mon nom.

— J’ai fait aussi une recherche sur « Calculatrix ».

— Tu ne peux pas te contenter de chercher des termes, Webmind. Il faut que tu lises ce qu’il a écrit.

— Ah… Tu as raison. Voici un extrait d’une session datant de 17:54 aujourd’hui, même fuseau horaire que le tien. Matt : « Bon, il y a cette fille, là…» Son correspondant : « En maths, tu veux dire ? Je vois qui c’est. Ptain, L é Knon. » « Ptain » est l’exclamation « putain », et quant à la suite, c’est une forme d’abréviation conventionnelle pour « Elle est canon », autrement dit, très attractive.

Caitlin se sentait rosir.

— Oui, je sais.

— Son interlocuteur poursuit : « Mais je crois qu’elle a un petit ami. »

Bon sang, qu’est-ce que le Beauf était allé raconter aux autres ?

— Matt, maintenant, poursuivit Webmind. « Qui c’est ? »

— L’autre : « jsé pa » – je crois que cela signifie « Je ne sais pas » – « mais c’est un vieux – genre 19 ans ».