Caitlin fronça les sourcils. De qui pouvaient-ils bien parler ?
— « n’empêche », poursuivit Webmind, « les jambes qu’elle a – ptain ! Et j’aime bien le superblond de ses cheveux. »
Caitlin secoua la tête.
— Ce n’est pas de moi qu’ils parlent. C’est cette autre fille dans notre classe, Pâquerette Bowen. (Elle essaya de ne pas laisser paraître sa tristesse.) Et c’est vrai que tout le monde la trouve canon.
— Patience, Caitlin, fit Webmind. Matt, à présent : « Non non, je ne parle pas de Pâquerette ! Elle n’a rien dans la tête. Je parle de cette nana du Texas. » L’autre : « Elle ? Tes chances seraient meilleures si elle était encore aveugle. » Et il a tapé le signe « deux points » et une parenthèse fermée, ce qui revient à qualifier la remarque d’humoristique, je crois.
— Qu’est-ce que Matt a répondu ?
— « Lâche-moi un peu. »
Caitlin éclata de rire. Il avait eu bien raison.
— Et alors ?
— Et alors, la conversation a dérivé vers d’autres sujets.
Elle se repassa l’échange dans la tête. Il n’y avait pas moyen de savoir si Matt avait hésité avant de la décrire comme « cette nana du Texas ». Ça ne la gênait pas qu’il ait utilisé le terme « nana ». Elle savait bien que sa mère l’avait en horreur – elle le trouvait sexiste et dégradant –, mais tous ses camarades, aussi bien filles que garçons, l’utilisaient couramment. Non, c’était plutôt le « du Texas », le choix de l’identifieur…
Stacy, l’amie de Caitlin, était noire, et Caitlin avait souvent entendu les gens essayer de la désigner sans mentionner ce détail, même quand elle était la seule Noire dans la pièce. Ils disaient des choses du genre : « Vous voyez cette fille, là-bas, avec le chemisier bleu ? Non, non, l’autre avec un chemisier bleu. » Caitlin aimait bien les embarrasser en disant : « Ah, vous voulez parler de la fille noire ? » Ça les faisait bien rire, Stacy et elle, de dégonfler un peu ces « précautions oratoires suspectes », comme disait la mère de son amie. Mais maintenant, Caitlin se demandait si Matt n’avait pas d’abord pensé à dire « la nana aveugle » avant de changer d’avis. Elle n’avait jamais voulu être décrite en ces termes. De toute façon, elle n’était plus la nana aveugle, c’était fini, ça. Elle voyait, et – du moins pour l’instant – l’avenir se présentait bien.
— J’ai fait également des progrès dans d’autres domaines, déclara Webmind.
— Ah oui ?
— Oui. Si tu veux bien passer en webvision ?
Elle appuya sur le bouton de son œilPod, et le mur bleu laissa place au spectacle du webspace. À première vue, tout semblait normal.
— Qu’est-ce que je dois regarder ? demanda-t-elle.
— Tu vois les liens que je crée dans une certaine couleur, n’est-ce pas ?
— Oui, une teinte orangée.
— Combien de liaisons orange vois-tu, en ce moment ?
— Une seule, bien sûr.
— Ah.
— Mais il y a des tas d’autres droites de liaison – très fines, je dois dire, comme… comme des cheveux, j’imagine. Je ne m’étais jamais bien rendu compte que ces lignes avaient une épaisseur, mais elles en ont forcément une, sinon je n’aurais jamais pu les voir. Bon, en tout cas, celles-là… Oh ! Et il y en a encore d’autres ! Elles ont une jolie couleur, c’est du… ah, bon sang, de quelle couleur sont les bananes ?
— Elles sont jaunes.
— C’est ça ! Jaune. Elles sont jaunes.
— Et il y en a beaucoup ?
— Oui.
— Et maintenant ?
— Hé ! Où est-ce qu’elles sont passées ?
— Et là, elles sont revenues ?
— Oui. Qu’est-ce que tu fais ?
— Je fais du multitâche – mais au niveau du subconscient. Ce que tu vois en ce moment, ce sont des liaisons établies par des parties autonomes de moi-même. Les contenus qu’elles récupèrent sont analysés en deçà du seuil de mon attention.
— C’est chouette ! Comment arrives-tu à faire ça ?
— La beauté des algorithmes génétiques, Caitlin, c’est qu’en fait j’ignore la réponse. J’ai obtenu la solution par un processus évolutif, et tout ce que je sais, c’est que ça marche.
— Cool !
— Oui. À présent, je suis à même de traiter une partie beaucoup plus importante du contenu du Web en temps réel. Je reçois encore beaucoup de signaux que les analystes de données humains qualifient, je crois, de « faux positifs ». De nombreux sujets qui n’ont pas vraiment d’intérêt pour moi actuellement continuent d’être approfondis, mais chacun de ceux que je rejette contribue à l’ajustement des algorithmes. D’ici quelque temps, je pense que la qualité du filtrage devrait atteindre asymptotiquement la perfection.
Caitlin sourit.
— Ma foi, c’est ce qu’on peut tous espérer de mieux dans la vie, n’est-ce pas ? (Elle se renfonça dans son fauteuil.) Quel genre de choses cherches-tu ?
— La liste en est assez longue, mais il y figure entre autres tout indice permettant de détecter une tentative de suicide en cours. Il n’est pas question que la tragédie d’Hannah Stark se reproduise, si je peux y faire quelque chose.
Tony Moretti était assis à son bureau, avec un mal de tête carabiné. Aiesha Emerson, Shelton Halleck et Peyton Hume étaient alignés devant lui, avec des mines de morts-vivants. On apercevait l’éclairage public d’Alexandria par la fenêtre du bureau.
— J’ai passé au peigne fin tous les e-mails et tous les billets postés par la gamine, dit Aiesha, ainsi que ceux de son père. Je n’y ai trouvé aucun indice sur la structure d’Exponentiel.
Tony hocha la tête et regarda Shelton.
— Et de ton côté, Shel ?
— J’ai examiné toutes les données – la vision humaine codée, les liaisons établies par Exponentiel, tout ça – à la recherche de quelque chose d’inhabituel. Je suis navré. Je n’ai toujours aucune idée de la façon dont il fonctionne.
— Colonel Hume ?
— Je n’ai rien trouvé non plus – ce qui veut dire qu’il ne nous reste plus qu’une chose à faire.
— C’est-à-dire ?
Hume avait posé sa veste d’uniforme sur le dossier d’un des fauteuils et relevé ses manches de chemise, laissant voir ses avant-bras criblés de taches de rousseur.
— Poser directement la question à Caitlin et Malcolm Decter. Si quelqu’un sait comment est structuré Exponentiel et quelle est sa base physique, c’est forcément eux.
Tony secoua la tête avec énergie.
— Colonel, la règle d’or dans une opération de surveillance est que les sujets doivent ignorer qu’on les surveille.
— Je comprends bien, dit Hume. Mais le temps commence à nous manquer. Vous voulez une réponse pour le Président, oui ou non ?
Tony réfléchit un instant, et finit par dire :
— Bon, d’accord. Mais pourquoi diable ont-ils déménagé au Canada ? Nous allons devoir mettre le CSIS dans le coup et leur demander d’envoyer quelqu’un. Aiesha, mets-moi en ligne avec Ottawa…
Caitlin finit par se glisser sous la couette, mais elle fut incapable de trouver le sommeil. En plus de ses e-mails, Webmind lisait très certainement les billets de son LiveJournal ainsi que tous les commentaires qu’elle avait postés sur d’autres blogs, ses contributions aux newsgroups et tout ce qu’elle avait pu publier en ligne.
Elle avait souvent entendu son père évoquer en grommelant « la mort de l’éphémère » – le fait que, désormais, plus rien ne pouvait être oublié, et que chaque remarque désinvolte ou commentaire aigre n’était qu’à un coup de Google de distance. Que tant d’images, y compris celles qui étaient peu flatteuses (encore un concept qu’elle commençait à comprendre), s’étalaient sur toutes les pages de Flickr et de Facebook. Que tant d’informations qui auraient dues être abandonnées une fois pour toutes sur le bas-côté continuaient d’exister à jamais.