Выбрать главу

Elle avait éteint son œilPod, mais elle tendit la main vers sa table de nuit pour le rallumer. Il redémarra en mode webvision, et elle resta allongée à regarder les fines lignes jaunes indiquant les processeurs subconscients de Webmind à l’œuvre, avec sans cesse de nouvelles droites apparaissant dans l’arrière-plan et se connectant à – quoi ?

À cette fois où elle s’était trouvée mêlée à une polémique sanglante sur TalkOrigins, et où elle s’était fait ramasser par un créationniste complètement dingue parce qu’elle avait écrit théropodes au lieu de thérapsides ?

Ou cette autre fois, quatre ans plus tôt, quand elle avait rempli son LiveJournal de poèmes d’amour stupides qu’elle avait écrits pour Justin Timberlake ?

Ou encore la fois où elle s’était bêtement retrouvée à discuter en ligne avec un type qui s’était révélé un pervers absolu, et qu’il lui avait fallu, quoi, une bonne demi-heure avant de s’en rendre compte ?

La fenêtre de sa chambre était légèrement entrebâillée et laissait entrer l’air frais de l’automne. Autrefois, au Texas, Caitlin avait eu pour habitude de porter un teddy léger pour dormir. Elle aimait bien le doux contact du tissu. Mais quand elle avait appris que Caitlin partait au Canada, sa mamy lui avait envoyé un pyjama en flanelle, et c’est ce qu’elle avait sur elle en ce moment, en plus d’une couverture ramenée sous le menton – et pourtant, jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi nue et vulnérable.

27.

Le pavillon au centre de la petite île de Chobo était alimenté en électricité par un câble passant sous le canal circulaire, pour que le singe ne puisse pas escalader un poteau et se servir du câble aérien pour s’échapper. C’est ce qui permettait de faire fonctionner les caméras d’observation ainsi que les radiateurs et les plafonniers, que Chobo pouvait allumer ou éteindre à sa guise à l’aide de gros boutons.

En principe, c’était Dillon qui s’occupait des installations électriques de l’Institut, mais l’île lui était désormais interdite. Ce fut donc Marcuse et Shoshana qui y installèrent l’ordinateur : un vieux système avec une tour qui avait pris la poussière dans un placard, et un écran plat de dix-neuf pouces dont plusieurs pixels étaient morts. Ils y fixèrent une vieille webcam sphérique. Si Chobo décidait de fracasser le matériel, ce ne serait pas une bien grande perte.

Ils placèrent l’ordinateur sur une petite table à côté du chevalet de Chobo. La toile montrant le Dillon démembré avait déjà été emportée dans le bungalow et remplacée par une toile vierge, qui n’attendait plus que le bon vouloir de l’artiste.

Shoshana ouvrit deux fenêtres à l’écran, une petite montrant la vue de la webcam et une plus grande affichant la vue de l’installation équivalente de Virgile, à Miami. Celui-ci disposait de beaucoup de place, avec trois grands arbres artificiels, dont l’un avec un vieux pneu accroché à une branche par des chaînes, pour lui servir de balançoire. Contrairement aux chimpanzés, les orangs-outans vivent dans les arbres, et Virgile pouvait se balancer de l’un à l’autre s’il le voulait. Il était tard, à Miami, mais Virgile ne dormait pas encore. Ce nouvel ordinateur excitait manifestement sa curiosité. Il regardait fixement la caméra, et l’on pouvait voir son visage en gros plan sur l’écran.

Shoshana n’avait jamais parlé à Virgile, mais elle n’avait aucune raison de ne pas le faire. Hello, dit-elle.

Qui toi ? répondit Virgile.

Amie de Chobo.

Chobo ! Bon singe, bon singe ! Où Chobo ?

Shoshana fit un geste pour montrer la nuit qui tombait. Il est dehors. Peut-être il viendra te parler.

Bon, fit Virgile en agitant rapidement ses bras orange. Bon, bon, bon. Chobo gentil singe !

Shoshana ne répondit pas en ASL, mais elle fit quand même un signe particulier : elle croisa les doigts derrière son dos et se tourna vers le Dr Marcuse.

— Si ça marche, dit-elle, il redeviendra peut-être un gentil singe.

J’avais eu plaisir à regarder la vidéo que Caitlin m’avait indiquée sur YouTube, montrant les deux singes Chobo et Virgile communiquant par webcam. J’entrepris aussitôt de chercher d’autres informations sur eux, et découvris que Chobo semblait être dans une situation difficile : un article du San Diego Union-Tribune à ce sujet venait juste d’être mis en ligne. Il ne disait sans doute pas tout, et je me rendis donc sur le site de l’Institut Marcuse où je trouvai les adresses e-mail de son personnel, et j’entrepris d’explorer.

Caitlin m’avait dit que je devais privilégier le bonheur net global de l’espèce humaine. Mais il me semblait que, peut-être, une perspective plus large s’imposait…

* * *

Caitlin se sentit fébrile en s’installant à son ordinateur le mercredi matin. Qui pouvait dire à quel point Webmind avait changé pendant la nuit ? Elle avait dans la tête le souvenir d’une vieille histoire de SF, dans laquelle un ingénieur construit un superordinateur et lui pose la question : « Dieu existe-t-il ? », à laquelle la machine répond d’une voix menaçante : « Oui… maintenant. » Elle fut soulagée de voir que Webmind ne semblait guère différent de la veille.

Après le petit déjeuner, sa mère la conduisit au lycée Howard-Miller. Comme elle en avait pris l’habitude, sa mère était branchée sur CBC Radio One et Caitlin écoutait d’une oreille distraite : elle s’intéressait surtout à ce qu’elle voyait du monde autour d’elle, les voitures, les maisons, les arbres…

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-elle en désignant un grand machin bleu rectangulaire.

Sa mère eut l’air amusée.

— C’est une toilette de chantier.

Caitlin décida de se lancer dans une blague un peu risquée :

— J’ai encore un peu de mal à me démerder, hein ? Elle fut soulagée quand sa mère éclata de rire.

Elles s’arrêtèrent à un feu rouge, et Caitlin regarda autour d’elle, et…

Là-bas ! Marchant vers elles dans une rue transversale ! C’était… oui, oui ! C’était Matt !

Le feu passa au vert et sa mère franchit le carrefour. Caitlin tourna la tête pour regarder Matt.

— Qu’est-ce que tu as remarqué, cette fois ? demanda sa mère.

— Oh, rien. C’est juste que tout est tellement beau… Sa mère la déposa devant l’entrée du lycée et attendit que Caitlin soit à l’intérieur pour repartir.

— Hé, Cait !

C’était Bashira. Aujourd’hui, elle portait un foulard rouge. Elle posa la main sur le coude de Caitlin, comme elle le faisait d’habitude pour la guider… mais elle la retira aussitôt.

— Oh, excuse-moi, dit-elle. C’est la force de l’habitude.

— Pas de problème.

Elles montèrent à l’étage, et Caitlin fut étonnée de voir devant la porte de leur classe trois hommes qui regardaient les élèves entrer.

— Caitlin ? demanda l’un d’eux.

Elle ne l’avait encore jamais vu, mais elle le reconnut à sa voix : c’était le proviseur du lycée, Mr Auerbach.

— Oui, monsieur ?

Auerbach agita la main, et – ah, il lui faisait signe de le suivre. Elle échangea un regard avec Bashira avant d’obéir.