— Écoutez, j’ai cours, là, et c’est ma matière préférée. J’aimerais vraiment pouvoir y aller, maintenant.
— Comme Mr Park l’a dit, il s’agit d’une affaire touchant à la sécurité nationale. En fait, il y a même des aspects qui s’étendent au niveau international. Il faut absolument que vous vous fassiez une idée plus large de la situation.
Caitlin repensa à la photo de la Terre vue de l’espace qu’elle avait montrée récemment à Webmind.
— Oh, ne vous inquiétez pas pour ça, dit-elle, je m’en fais une idée très large. Et je sais que vous ne cherchez pas à protéger Webmind.
— Notre seul souci est sa sécurité.
— Non, ce n’est pas vrai. Et de toute façon, il ne s’agit pas de sécurité américaine ou canadienne, ni même occidentale. Webmind est un cadeau offert à l’espèce humaine tout entière. Et je ne laisserai personne le pervertir, le convertir, le subvertir ou n’importe quel autre « vertir »… Les deux hommes échangèrent un regard.
— Nous avons vraiment besoin de votre aide, mademoiselle Decter, dit LaFontaine. Et je crois que vous m’avez mal compris, tout à l’heure. Je ne menaçais pas vos parents. Je disais simplement que nous pourrions les aider – pour régler ces affaires de paperasse.
Il ment encore, dit Webmind.
— Ah, fit Caitlin, ce serait très gentil de votre part, mais comme je vous l’ai déjà dit, je n’ai tout simplement pas les réponses à vos questions, et donc… (elle déglutit et s’efforça de garder une voix posée)… et donc, je vais vous quitter, maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Je suis navré, mademoiselle Decter, dit LaFontaine, mais nous avons absolument besoin de ces informations. Nous nous voyons dans l’obligation d’insister.
Caitlin se demanda s’ils étaient armés. Elle pensa un instant ouvrir la porte et s’enfuir en courant – mais elle n’était pas une championne dans ce domaine… On n’a guère l’occasion de s’entraîner à la course quand on est aveugle. Elle dit donc à voix très basse :
— Fantôme ? (C’était le premier nom qu’elle avait trouvé pour l’intelligence émergente.) Aide-moi.
Puis, d’une voix haute et claire, elle reprit :
— Messieurs, il n’est pas question que je rate mon cours préféré. Je vais franchir cette porte et continuer ma journée.
— Non, dit LaFontaine, les choses ne vont pas se passer comme ça.
Et les deux hommes se mirent en travers de son passage.
— Désolée de vous contredire, répliqua Caitlin tandis qu’un texte en braille commençait à défiler sous ses yeux. Vous, docteur LaFontaine, avez qualifié votre patron de tête de merde dans un e-mail la semaine dernière. Je commence tout juste à apprendre le français, mais j’ai quand même une petite idée de ce que cela signifie. Vous avez une maîtresse du nom de Veronica Styles – que vous préférez d’ailleurs appeler « ma chatounette » – qui habite au 1433 Bank Street, à Ottawa. Vous avez deux billets d’avion sur Air Canada la semaine prochaine – vol 163 pour Vancouver, et vol 544 pour Las Vegas.
Elle tourna la tête pour s’adresser poliment à l’autre agent, comme sa mère lui avait appris à le faire quand elle était aveugle.
— Et vous, Mr Park, vous possédez des comptes sur penthouse.com, twistys.com et brazzers.com. Vous avez une prédilection pour les photos de femmes urinant en public. Quand vous avez postulé au CSIS, vous avez prétendu être diplômé de l’université McMaster, mais en fait, vous n’avez pas terminé vos études. Ah, j’oubliais… Dans un e-mail envoyé la semaine dernière, vous avez qualifié le Dr LaFontaine, ici présent, de « brute bornée de second ordre ». Et maintenant, à moins que vous ne souhaitiez que ces informations – ou d’autres tout aussi croustillantes concernant le Premier ministre – soient rendues publiques, vous voudrez bien vous écarter pour que je puisse sortir d’ici.
Encore des expressions fascinantes qu’elle n’avait jamais vues : les joues rouges et les yeux exorbités de LaFontaine devaient correspondre à quelqu’un sur le point d’exploser. Quant au regard détourné et aux yeux plissés de Park, ils traduisaient certainement un profond embarras.
LaFontaine parvint à peine à maîtriser sa rage :
— Mademoiselle Decter, je…
— J’ai commencé à prendre des cours de français en arrivant au Canada, dit Caitlin en le regardant droit dans les yeux. Je vous donne dix secondes, et je vais les compter dans cette langue : dix, neuf, huit, sept…
— Bon, d’accord, fit Park en s’écartant.
Au bout d’un instant, LaFontaine fit de même.
— Merci, dit Caitlin en se dirigeant d’un pas assuré vers la porte.
Arrivée sur le seuil, elle se retourna et salua LaFontaine d’un bref hochement de tête :
— Au revoir.
28.
Au lieu de rejoindre le cours de maths, Caitlin redescendit et appela sa mère sur son portable.
— Allô ?
Et soudain, les forces qu’elle avait réussi à rassembler semblèrent la quitter d’un coup, et c’est d’une toute petite voix qu’elle dit :
— Hello, maman.
— Hello, ma chérie. Tout va bien ?
— Non. Deux agents du gouvernement canadien sont venus me voir. Je viens de les quitter à l’instant.
— Au lycée ? Mon Dieu… Qu’est-ce qu’ils te voulaient ?
— Ils voulaient que je leur parle de la structure de Webmind – de la façon dont il fonctionne.
— Ah, mon Dieu. Comment savent-ils même qu’il existe ?
— Je ne sais pas. Ils ont dû lire ma messagerie, j’imagine. C’est juste que… Tout ça est arrivé si vite que je n’ai même pas pensé à sécuriser mes échanges avec Webmind.
— Comment te sens-tu ?
— Ça va bien.
— Je viens quand même te chercher.
— Non, maman, ce n’est pas la peine.
— Mais si, c’est la peine, Caitlin. Tu as de la chance qu’ils ne t’aient pas simplement embarquée avec eux.
— Je ne crois pas qu’ils font des choses comme ça, au Canada.
— N’empêche, je tiens à garder un œil sur toi. Je serai là dans un quart d’heure, c’est d’accord ?
Caitlin pensa protester encore – mais elle s’aperçut que sa main tremblait.
— D’accord, dit-elle.
Le Perimeter Institute, consacré à la recherche pure en physique, correspondait pratiquement à l’idée que Malcolm Decter se faisait du paradis. Situé dans un magnifique parc au bord d’un lac, le bâtiment avait quatre étages, six cheminées où on pouvait faire du vrai feu, des tableaux noirs allant du sol au plafond dans la plupart des pièces, des tables de billard, des petits salons – et des machines à café absolument partout. Il y avait un immense hall traversé de trois passerelles intérieures, avec une voûte vitrée et un fabuleux restaurant appelé le Bistro du Trou Noir au dernier étage.
L’extérieur était tout aussi impressionnant avec ses quatre façades différentes. Celle au nord, par exemple, était constituée de quarante-quatre cubes en surplomb, chacun abritant le bureau d’un physicien, et donnant tous sur un bassin en contrebas. Par contre, celle du sud comportait des fenêtres en verre réfléchissant insérées dans des montants en aluminium anodisé et irrégulièrement placées de sorte que, vue de loin, on aurait dit un immense tableau noir sur lequel des équations auraient été griffonnées. Conçu par la société montréalaise Saucier + Perrotte, ce bâtiment d’un coût de vingt-cinq millions de dollars avait été inauguré en 2004 et s’était vu décerner la médaille d’architecture du gouverneur général.