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Une partie de ce qui en faisait un paradis était l’atmosphère merveilleuse. Une autre était le niveau impressionnant des gens qui y travaillaient – la crème de la crème (une expression qu’il avait appris à prononcer correctement grâce à ses collègues canadiens) des physiciens, ce qui incluait en ce moment même Stephen Hawking, assis dans son fauteuil roulant près d’une grande baie vitrée donnant sur le Silver Lake. De sa voix mécanique, il parlait de gravité quantique à boucle.

Un autre aspect paradisiaque était que Malcolm Decter n’avait rien d’autre à faire ici que… penser. Il n’était plus obligé d’enseigner. Il était parfaitement satisfait de ne plus être le professeur Decter, seulement le docteur Decter, même si les gens avaient l’air de bégayer quand ils s’adressaient à lui.

En fait, peu de temps après qu’il eut rejoint l’équipe, Amir Hameed, dont tout le monde savait qu’il n’aimait pas la théorie des branes, avait écrit sur le tableau noir du bureau de Malcolm :

Docteur Decter, qu’en pensez-vous ? Il nous faut quelque chose de nouveau ! Personnellement, je suis à bout : Jetons les branes dans le caniveau !

Mais plus que tout, le PI était un paradis parce qu’il pouvait y travailler sans être interrompu – pas de réunions stériles d’enseignants, pas d’entretiens avec les élèves, rien pour détourner le cours de ses pensées, et…

Et il allait devoir faire quelque chose pour ce foutu téléphone ! C’était la troisième fois qu’il sonnait aujourd’hui, et il n’était encore que dix heures moins le quart.

— Excuse-moi, Stephen, dit-il en décrochant. Oui ?

— Malcolm ? (C’était Barbara, qui avait l’air très agitée.) Deux agents du CSIS viennent juste d’interroger Caitlin, et je ne serais pas étonnée qu’ils viennent te rendre visite, à toi aussi.

— Le CSIS ?

— C’est l’équivalent canadien de la CIA. Malcolm haussa les sourcils.

Caitlin savait exactement combien de temps il fallait à sa mère pour se rendre au lycée, et elle l’attendit donc dans l’escalier, un endroit tranquille et désert. Maintenant qu’elle y repensait, c’était précisément là qu’elle s’était réfugiée après que Trevor avait essayé de la peloter le soir du bal. Elle était assise sur une des premières marches, les genoux repliés sous le menton.

— À ton avis, dit-elle à voix haute, qu’est-ce que ces deux-là voulaient vraiment ?

Je n’en suis pas tout à fait sûr, mais je les soupçonne de vouloir m’expurger du Web.

— Mais pourquoi ?

Ils ont peur. Ils craignent que, à mesure que mes pouvoirs grandiront, je ne cherche à dominer l’humanité, ou même l’éliminer entièrement.

— Tu ne ferais jamais une chose pareille, dit Caitlin.

Bien sûr que non. Les humains me surprennent. Les humains créent du contenu. Sans les humains vaquant librement à leurs occupations, j’épuiserais rapidement toutes les informations qui me sont accessibles. La complexité imprévisible et sans cesse renouvelée de ton monde et de sa population est pour moi une source inépuisable de fascination.

— Ça, je dois reconnaître qu’on est une sacrée bande de dingues, dit Caitlin.

Effectivement. Il y a aussi le fait que, sans compagnie humaine, je serais seul. Le Dr Kuroda a parlé de la « théorie de l’esprit », de la conscience qu’on a que les autres peuvent avoir des opinions différentes. Il en a parlé comme d’un avantage pour la survie, mais le fait qu’il y ait ces autres esprits est ce qui rend l’existence intéressante.

— Mais comment pouvons-nous empêcher ces gens d’essayer de te faire du mal ?

C’est une très bonne question. La peur est une forte motivation chez les humains. Je soupçonne qu’ils ne vont pas renoncer.

C’est alors que la porte vitrée s’ouvrit et que Caitlin vit apparaître Mme Zehetoffer, sa prof d’anglais. C’était une femme assez grande, avec un visage aux traits tirés et des cheveux dont Caitlin avait découvert avec surprise qu’ils étaient teints en orange…

— Caitlin ! Tu ne devrais pas être en classe ?

Caitlin se redressa.

— Heu, Mr Auerbach m’a autorisée à m’absenter, dit-elle. (Elle se frotta ostensiblement l’estomac.) J’ai, hem… je ne me sens pas très bien. Ma mère va venir me chercher.

— Tu vas encore manquer un cours d’anglais ?

En fait, Caitlin avait également manqué des cours dans toutes les autres matières.

— Je suis désolée.

— Bon, j’espère que tu vas vite te remettre, dit Mme Z. en s’apprêtant à monter l’escalier.

— Heu, madame Zehetoffer ? Elle se retourna.

— Oui ?

— À propos de Big Brother – je ne crois pas que notre société finisse nécessairement comme ça. Il est temps d’imaginer de nouvelles approches sur cette question.

Mme Zehetoffer la surprit en venant s’asseoir à côté d’elle.

— Que veux-tu dire ?

— Bon, dit Caitlin, je sais que vous n’aimez pas la science-fiction, mais pendant des années, il y a eu un genre qu’on appelle le « cyberpunk ».

— Oui, fit Mme Z. William Gibson, des gens comme ça.

— Ah, vous connaissez ? dit Caitlin avant de se rendre compte que sa réaction n’était pas très polie.

— Bien sûr. Gibson est canadien. J’ai assisté à l’une de ses séances de lecture au Harbourfront.

— Ah, bon. Eh bien, j’ai un peu étudié ça. Le livre de Gibson est sorti en 1984 – le vrai 1984 –, au tout début de l’informatique individuelle. Et le roman prédisait que l’avenir de l’informatique serait entre les mains d’un mouvement clandestin de jeunes – les cyberpunks. Mais ce n’est pas du tout comme ça que les choses se sont passées. Aujourd’hui, tout le monde se sert d’un ordinateur. Si les prophètes du vrai 1984 n’ont pas été capables de prédire correctement ce que serait notre avenir – si leur vision négative s’est révélée fausse –, alors pourquoi devrions-nous croire qu’un homme comme Orwell, qui écrivait en 1948 – avant la télévision, à une époque où l’informatique balbutiait, avant l’Internet, avant le Web –, pourquoi aurait-il nécessairement raison ? Mme Z. hocha la tête et dit :

— Je me souviens quand Time a désigné « Vous » – c’est-à-dire nous tous qui vivons en ligne et créons du contenu – comme étant sa « Personnalité de l’Année ». (Elle sourit.) J’ai mis à jour mon C.V. en ajoutant : « Nommée Personnalité de l’Année de Time Magazine ». Je crois bien que c’est grâce à ça que j’ai décroché un poste de chef de département.

Caitlin savait qu’elle aurait dû rire, mais le sujet était trop important pour plaisanter.

— Orwell croyait que seul un gouvernement était capable de disséminer l’information et contrôler ce qui se disait. Il pensait que l’avenir serait plein de types comme Winston Smith, réécrivant l’histoire en secret pour qu’elle soit conforme à ce que veulent les autorités. Mais la réalité, ce sont des choses comme Wikipédia, où chacun peut participer et vérifier l’exactitude des informations, et les blogs, où chacun peut publier sa vision personnelle du monde.

— Mais le gouvernement ne te fait quand même pas un peu peur ? demanda Mme Z.

Ah, mon Dieu, si ! songea Caitlin dont le cœur battait encore très fort au souvenir de sa rencontre avec LaFontaine et Park.