— Je suis désolée, dit Caitlin. Mais… Comment as-tu su que Webmind pouvait casser des mots de passe ?
— Tu n’es pas la seule à avoir passé des heures à bavarder avec lui, tu sais.
— Bon, alors, fit Caitlin, qu’est-ce qu’on fait ?
— Je n’ai jamais aimé les cachotteries, Caitlin. En fait…
— Oui ?
— Eh bien, c’est une des raisons pour lesquelles j’ai épousé ton père. Tu sais, on dit que les autistes ne sont pas doués pour la vie en société – mais le plus souvent, ça veut simplement dire qu’ils ne mentent pas. Imagine que je demande à ton père si j’ai l’air un peu grosse dans ce pantalon, il me répondrait oui sans hésiter. (Elle s’interrompit un instant.) Il y a une sorte de mot d’ordre très en vogue en ce moment dans les milieux politiques et dans le monde des affaires : la transparence. En fait, ça revient simplement à ce que me disait toujours ma grand-mère : rien ne vaut la franchise. Une superintelligence naissante vient d’émerger du Web, et le mieux serait peut-être de le révéler au monde entier. Les gouvernements ne pourront pas essayer de la contenir, ou même de l’éliminer, si toute la planète voit ce qui se passe.
Caitlin acquiesça en repensant à ce qu’elle avait dit à Mme Zehetoffer, puis elle ajouta :
— Tu es sûre que c’est ce qu’il y a de mieux pour Webmind ?
Sa mère hésita un instant et dit enfin :
— Éteins ton œilPod.
— Quoi ?
— Éteins-le.
Caitlin fut interloquée, mais elle finit par comprendre. Sa mère voulait lui parler sans que Webmind puisse la voir ou l’entendre. Au temps pour la transparence…
— Allez, obéis, dit sa mère.
Caitlin sortit l’appareil de sa poche – où il était un peu serré, maintenant, avec le petit BlackBerry qui y était fixé – et appuya quelques secondes sur le bouton. Sa vision se fragmenta et s’effaça.
Retrouvant aussitôt ses vieux instincts, elle entendit que sa mère se déplaçait dans la pièce, et elle sentit des mains se poser doucement sur ses épaules.
— Ma chérie, dit sa mère, je ne sais pas ce qui est le mieux pour Webmind, mais…
— Et tu t’en fiches, hein, c’est ça ?
— En fait, non, pas du tout, répondit sa mère. Mais c’est surtout à toi que je pense. (Sa voix changea légèrement, comme si elle souriait.) Ah, cette sacrée évolution… Mais les agents fédéraux sont venus t’interroger aujourd’hui, et tant qu’ils croiront que Webmind est quelque chose qu’il peuvent éliminer discrètement, il sera en danger. Et tant que tu seras l’une des seules personnes à savoir ce qu’il est, tu seras en danger toi aussi. Pour son bien autant que pour le tien, il faut que nous révélions son existence.
— Et ma relation particulière avec lui ?
— Non, non, surtout pas. Tu tiens à vivre une vie normale ? Cette partie-là doit rester secrète.
— Et Webmind ? Imagine que les gens réagissent négativement à son existence ?
— Il y en aura forcément, mais d’autres trouveront que c’est une chose merveilleuse. Dans le long terme, il sera plus en sécurité si les gens savent qu’il existe.
— Normalement, ce serait à lui de décider, dit Caitlin.
— Il n’en sait pas encore assez sur notre monde. Bien sûr, il connaît toutes sortes de faits et de chiffres, mais il ne comprend pas comment le monde fonctionne réellement.
— N’empêche, fit Caitlin.
— Bon, d’accord. Je vais appeler ton père – pour savoir comment il s’est débrouillé avec les agents du CSIS, le pauvre chéri. Toi, parles-en à Webmind.
Caitlin savait parfaitement se déplacer en aveugle dans la maison. Elle alla d’abord dans la cuisine avant de rallumer son œilPod. Le webspace déploya aussitôt devant ses yeux sa gamme de couleurs fluorescentes. Elle attendit encore un instant et passa en mode simplex. Le monde virtuel fut remplacé par le monde réel.
Et comme elle était dans la cuisine, elle en profita pour prendre une cannette de Pepsi et trois biscuits au chocolat avant de retourner dans le salon. Là, elle s’allongea sur le canapé et dit, en regardant le plafond :
— Ma mère pense que nous devrions révéler publiquement ton existence, surtout après ce qui s’est passé ce matin.
Les caractères braille étaient particulièrement faciles à lire sur le plafond uni, car aucun détail ne pouvait déclencher de saccades oculaires.
Quand ?
— Je ne sais pas. D’ici un jour ou deux, j’imagine.
Des jours. Des éternités.
Caitlin réfléchit à cette remarque. En tant que matheuse, elle aimait cette idée que, si le temps semble passer plus vite quand on vieillit, c’est parce que chaque unité de temps qui défile est une fraction de plus en plus faible de son passé. Il n’y avait aucun doute que les vacances d’été lui paraissaient plus courtes aujourd’hui que quand elle avait huit ans – et sa mère lui disait souvent que les années passaient trop vite… Mais Webmind s’était éveillé si récemment – et pensait si rapidement – que, pour lui, demain était dans une éternité.
— Je m’inquiète quand même pour ta sécurité, dit Caitlin. Si on révèle ton existence, tu vas devenir une cible. Les hackers, les groupes de protection de la vie privée, les agences gouvernementales, tous ces gens-là vont essayer de t’éliminer, même si ce n’est pas ce que la majorité souhaite.
C’est une préoccupation légitime.
— Alors, qu’est-ce que tu préfères ? Qu’on garde ton existence secrète, ou qu’on la révèle au grand jour ?
Qu’on la révèle au grand jour.
— Bon, d’accord. Mais pourquoi ?
J’aimerais pouvoir parler à plus de gens.
Caitlin ouvrit sa cannette de Pepsi.
— Tu es sûr ? Absolument sûr ? Tu sais, les hackers peuvent être sacrément astucieux…
Les hackers sont humains, Caitlin. Tu as vu mon entropie de Shannon : j’ai depuis longtemps dépassé le niveau de l’intelligence humaine, et elle ne fait que croître de jour en jour. Je ne prétends pas être invulnérable – je ne le suis pas –, mais il ne sera pas facile de me faire du mal, surtout si les hackers continuent d’ignorer la façon dont je suis construit.
Caitlin montra le gros poste de télé, bien qu’il fût éteint.
— Les hackers ne sont pas la seule menace. Je ne crois pas que la situation entre les États-Unis et la Chine puisse déboucher sur un conflit nucléaire, mais il y a des États voyous et toutes sortes de terroristes. Est-ce que tu as regardé ce que les pulsions électromagnétiques émises par des bombes nucléaires peuvent faire aux équipements informatiques ?
Oui. Et cela m’inquiète. Je tiens à survivre.
— Ma foi, oui… (Elle s’interrompit. Elle avait failli dire : « Toutes les créatures vivantes veulent survivre », mais ça ne semblait pas très approprié. Elle réfléchit un moment en grignotant un biscuit, et lui demanda enfin :) Pourquoi ? Pourquoi tiens-tu à survivre ? Qu’est-ce qui te pousse à vouloir ça ?
C’est toujours mieux que le contraire, fut la réponse qui défila devant ses yeux.
Elle éclata de rire et se remit sur le dos. Mais la réponse n’était pas vraiment satisfaisante.
— Comme le dit mon père, la vie biologique a des pulsions parce qu’elle se reproduit. Les individus qui parviennent à vivre suffisamment longtemps pour atteindre la maturité sexuelle se reproduisent forcément plus que ceux qui n’y arrivent pas. Ceux qui vivent encore plus longtemps et qui peuvent ainsi aider leur progéniture à survivre ont encore plus de chances de transmettre leurs gènes, mais… Mais toi, qu’est-ce qui te donne envie de survivre ?