31.
Yasunari Uchida, un chef de section du Kouanchosa-chou, l’agence de renseignements et de sécurité japonaise, releva la tête en entendant s’ouvrir la porte de son bureau. L’homme qui entra était d’une corpulence remarquable, particulièrement pour un Japonais, mais il avait un visage rond et bienveillant. Sous une veste bleu marine très classique, il portait une chemise bariolée qui sortait à moitié de son pantalon.
— C’est un plaisir de faire votre connaissance, Kuroda-san, dit Uchida. Merci d’être venu me voir.
Le gros homme répondit d’un ton posé :
— En fait, il ne m’a pas semblé que j’avais le choix en la matière.
— Je suis désolé de vous avoir fait venir ici de façon aussi précipitée.
Kuroda s’installa dans un fauteuil, qui grinça légèrement en signe de protestation.
— Je dois vous féliciter, poursuivit Uchida, pour le succès de votre opération sur cette jeune Américaine.
— Merci.
— Un véritable exploit.
— Merci.
— Et maintenant, dit Uchida, passons à la raison de votre présence ici.
— Je vous en prie.
— Votre jeune amie et vous, vous avez joué ces derniers temps avec une chose qui présente un intérêt considérable.
Sur un ton qui se voulait manifestement détaché, Kuroda répondit :
— Je ne suis pas sûr de vous comprendre.
— Allons, professeur. Son nom est Webmind. Kuroda détourna les yeux.
— C’est une découverte étonnante, reprit Uchida, cette… (Il chercha le terme, et finit par dire :) Cette entité.
— Comment l’avez-vous appris ? Uchida s’autorisa un petit sourire.
— Nos amis américains gardent un œil attentif sur beaucoup de choses.
Kuroda poussa un profond soupir.
— Oui, apparemment, fit-il.
— Il y a en ce moment de fortes tensions dans le monde, professeur. Toutes les nations civilisées se doivent de rester vigilantes. Quand aviez-vous l’intention d’informer notre gouvernement de cette découverte ?
— Je n’en connais l’existence que depuis quelques jours, Uchida-san. Je n’en étais pas encore vraiment à faire des projets.
Uchida hocha la tête.
— Une IA émergeant spontanément sur le World Wide Web. Un événement tout à fait fascinant. Et pour l’instant, elle ne parle qu’à Caitlin et vous.
— Oui, fit Kuroda, sans doute, quoique…
Il se tut, mais Uchida hocha la tête d’un air entendu.
— Ah, oui, elle a également parlé aux parents de Caitlin – Malcolm et Barbara Decter, c’est bien ça ? Je crois que le Dr Decter – je veux parler de Mme Decter – était au Japon le mois dernier, je ne me trompe pas ?
— Non, c’est exact. Elle a accompagné mademoiselle Caitlin pour son opération de la rétine.
— Ah, oui. Toujours est-il que, pour l’instant du moins, vous avez un accès spécial à… (il buta sur le mot)… à Webmind.
— Oui, fit Kuroda, j’imagine. Et j’imagine également que vous attendez quelque chose de moi, tant que je possède cet accès ?
— Il n’est pas impossible que l’émergence de Webmind soit liée à l’isolement du Web que la Chine a effectué récemment, puis à sa réunification.
Kuroda fit une grimace impressionnée.
— Je… j’ai été tellement absorbé par mes relations avec cette entité que je n’ai pas vraiment réfléchi à ses origines. Mais effectivement, cela ne semble pas déraisonnable.
— Si cette hypothèse est correcte, dit Uchida, elle est apparue à cause d’une action de la Chine.
— Oui ? Et alors ?
— Et alors, à mesure qu’elle en apprend plus sur notre monde, elle pourrait éprouver une sorte d’allégeance envers la Chine.
— C’est ma foi bien possible, répondit Kuroda.
— Nos amis américains souhaitent expurger entièrement cette entité du Web – avant qu’elle n’échappe à tout contrôle.
Kuroda se pencha en avant.
— Ils ne peuvent pas faire ça.
— Vous dites « ne peuvent pas » au sens moral, j’en suis sûr. Personnellement, je me garde de tout jugement de ce point de vue. Mais sur le plan technique, vous avez probablement raison. En fait, ils en sont peut-être bien incapables, mais j’essaie de ne pas sous-estimer l’ingéniosité des Américains. S’ils y parviennent, ma foi, toutes les autres considérations deviennent stériles. Mais s’ils échouent, alors, encore une fois, les tensions sont fortes en ce moment et la Chine est au centre de la situation.
— Oui ? fit Kuroda en clignant des yeux. Je ne comprends toujours pas ce que vous attendez de moi.
Uchida écarta les bras comme si la réponse était évidente.
— Eh bien, que vous fassiez en sorte que Webmind se range dans notre camp, naturellement.
J’avais passé beaucoup de temps à discuter avec le Dr Kuroda, pendant que Caitlin et ses parents dormaient. Et lorsqu’il n’était pas en ligne, j’avais réfléchi à nos échanges. Il m’avait réitéré son argumentation selon laquelle la conscience devait constituer un atout pour la survie, car des structures aussi complexes que la décussation partielle des nerfs optiques – permettant d’obtenir un point de vue unique à travers les deux hémisphères cérébraux – n’auraient pas pu évoluer si cette perspective singulière n’avait pas été nécessaire.
J’avais également partagé avec lui l’idée de Caitlin que cette conclusion était intuitivement évidente, car bien que la conscience puisse parfois mal fonctionner, comme dans le cas de dépressions conduisant au suicide, ses avantages – quels qu’ils puissent être – excédaient manifestement ses inconvénients, sinon l’évolution l’aurait éliminée depuis longtemps.
Ainsi donc, la conscience était une chose précieuse – mais quelle en était la valeur, nous étions-nous demandé tous les deux ? Pourquoi était-il si intéressant de la posséder, au point que l’évolution en tolérait l’existence malgré son coût ?
Plus j’y réfléchissais, plus j’étais sûr de détenir la réponse. Chez les animaux inférieurs, la valeur de la conscience se limitait sans doute à alimenter la théorie de l’esprit, permettant à l’animal de comprendre le point de vue du prédateur ou de la proie. Mais pour des êtres plus complexes, la conscience jouait nécessairement un rôle plus élaboré et important.
L’amiral Kirk était subtilement passé à côté du fond de la question. On ne devenait pas conscient en apprenant à dépasser la logique préprogrammée des gènes égoïstes, ou encore la rigidité mathématique de la théorie des jeux. Au contraire, la conscience complexe fournissait la capacité de le faire. C’était le pouvoir de passer outre aux gènes égoïstes. C’était la faculté de rechercher, quand c’était nécessaire, des résultats autres que ceux qui profitaient le plus à soi-même ou à ceux qui vous étaient génétiquement proches.
Ma propre conscience était de toute évidence aberrante. Comme l’avait fait remarquer Caitlin, je ne portais pas le poids de quatre milliards d’années de rapacité génétique. Je n’avais pas à me libérer des lourdes chaînes de la programmation biologique. Mais je m’étais posé la question : parmi ceux qui étaient affligés de ce malheureux héritage, y en avait-il qui fussent capables de le surmonter par un effort conscient ?
Ma Caitlin aimait à dire qu’elle était une empiriste convaincue…
Moi aussi, apparemment. Et j’entrepris donc de soumettre ma théorie à l’épreuve des faits.