Quel imbécile je suis !
Masayuki donna un grand coup de poing dans l’accoudoir de la limousine qui le ramenait chez lui. Il ne lui était même pas venu à l’idée de crypter les signaux émis par l’œilPod de Caitlin – ni leurs échanges par messagerie instantanée.
Mais quand bien même il les aurait cryptés, cela n’aurait sans doute rien changé. Certes, il existait des méthodes efficaces pour empêcher le tout-venant de lire les messages transitant par l’Internet, mais en tant que théoricien de l’information, il connaissait de nombreuses personnes qui travaillaient dans la cryptographie. Grâce à certaines remarques qu’elles avaient laissé échapper quand le saké coulait à flots, il avait compris que des organisations telles que la NSA américaine ou le FSB russe possédaient toutes les techniques nécessaires pour craquer n’importe quel code public.
Cependant, même s’il était inévitable que divers gouvernements aient découvert l’existence de Webmind, combien de temps faudrait-il encore avant que le grand public ne l’apprenne à son tour ? Quand George Takei était sorti du placard, cela avait fait l’effet d’une bombe, mais ce n’était rien à côté de ça !
La limousine progressait avec une lenteur exaspérante, mais il ne pouvait guère espérer mieux dans la circulation de Tokyo. Quand ils arrivèrent enfin à l’université, le chauffeur le déposa devant le bâtiment où se trouvait son bureau. Kuroda franchit l’entrée et entreprit de gravir péniblement les marches. Il n’était pas particulièrement heureux d’être aussi gros, surtout dans un pays où l’obésité n’était pas une véritable épidémie comme aux États-Unis, où il se sentait toujours plus à l’aise.
Mais en ce moment, c’était le cadet de ses soucis. En soufflant et en haletant, il s’engagea dans le couloir et tapa le code sur sa porte – ça, au moins, c’était sécurisé ! Son ordinateur était allumé, mais il ne pouvait pas simplement écrire à Caitlin pour la mettre au courant – il n’y avait aucun doute que son courrier était surveillé. Il jeta un coup d’œil à l’horloge murale et calcula l’heure qu’il devait être à Waterloo : 10:47. Ici, c’était encore la veille, 20:47.
Il chercha le numéro de téléphone de Caitlin dans ses fichiers et le griffonna sur un Post-it qu’il plia en deux avant de le mettre dans sa poche. Il ressortit et vérifia qu’il n’y avait personne dans le couloir avant de redescendre l’escalier – beaucoup plus facile ! Il y avait un distributeur de billets dans le hall, où il prit 30 000 yens avant de quitter le bâtiment.
Les rues de Tokyo étaient remplies de vendeurs de téléphones portables. Il savait que ses compatriotes ne conservaient un appareil que neuf mois en moyenne avant d’en acheter un autre plus beau et plus récent. Lui-même possédait un Sony à écran tactile dernier cri, mais il ne pouvait pas s’en servir : il était certain que son gouvernement l’avait maintenant placé sur écoute. Il avait lu aussi que le gouvernement américain n’avait aucun scrupule à intercepter les conversations téléphoniques aux États-Unis. Mais Caitlin était au Canada, et avec un peu de chance, les téléphones des Decter n’étaient pas encore sous surveillance.
Il trouva un vendeur qui proposait un modèle à carte, avec des tarifs internationaux pas trop exorbitants. Après avoir acheté l’appareil et mis un peu d’argent sur la carte – en payant en liquide, et sans fournir aucun détail personnel –, Kuroda mit le casque Bluetooth qu’il utilisait d’habitude avec son Sony et manipula le petit appareil pour le connecter à son oreillette. Il sortit ensuite le Post-it de sa poche et s’attela à la procédure nécessaire pour appeler à l’étranger.
Il marchait d’un pas vif. Les trottoirs de Tokyo étaient bien trop encombrés pour éviter d’être entendu, mais en marchant suffisamment vite et à contre-courant du flot de piétons, il pourrait au moins s’assurer qu’une même personne ne pourrait entendre plusieurs phrases de suite. Et de toute façon, il allait s’exprimer en anglais : ce serait du charabia pour une bonne partie des gens qu’il allait croiser.
Une voix de femme répondit – mais ce n’était pas Caitlin. C’était sa mère.
— Hello, Barbara. C’est Masayuki.
Il y eut le petit silence caractéristique des communications à longue distance.
— Masa ! Quelle bonne surprise !
— Mademoiselle Caitlin est-elle là ? Et Malcolm ?
— Malcolm vient juste de rentrer, et Caitlin est là.
— Est-ce que vous pourriez leur demander de décrocher, eux aussi ?
— Heu, oui – une seconde.
Il entendit Barbara les appeler, puis il y eut le son d’un autre combiné qui se décrochait, mais pas un mot. C’était certainement Malcolm. Et quelques secondes plus tard, le bruit d’un troisième combiné.
— Dr Kuroda ! dit joyeusement Caitlin.
— Hello, mademoiselle Caitlin !
— Bon, dit Barbara, nous sommes tous là.
Sa voix était un peu atténuée maintenant que les autres étaient en ligne. Kuroda reprit sa respiration.
— Le gouvernement japonais est au courant pour Webmind, dit-il.
— Ah, eux aussi ? fit Caitlin. Désolée – on aurait dû deviner, et vous prévenir. Les Canadiens sont également sur le coup. Comment les Japonais l’ont-ils appris ?
— Le gouvernement américain les en a informés.
— C’est sans doute aussi lui qui a prévenu les Canadiens, dit Barbara.
— Nous aurions dû être plus circonspects, dit Masayuki. Mais le mal est fait, maintenant, et nous n’y pouvons plus rien. Il n’empêche, nous devons nous attendre à ce que tous nos appels et nos connexions soient surveillés. Je reviens à l’instant d’une réunion avec des agents de renseignements japonais. Ils m’ont dit ce que vous aviez expliqué, Malcolm. Je leur ai confirmé que je partageais vos vues sur la façon dont Webmind fonctionne. (Il hésita un instant.) Cependant, mon gouvernement ne s’intéresse pas seulement à son origine, mais aussi à sa portée stratégique.
— Quelle portée stratégique ? demanda Caitlin.
— Ma foi, personne n’en est vraiment sûr. Mais ils pensent qu’il en a forcément une. Et puis… La situation en Chine est une vraie poudrière.
— Bon, fit Caitlin, en un sens, c’est quand même mieux que ce que les Américains veulent faire. Je crois qu’ils cherchent à éliminer Webmind.
— En fait, je crois que c’est également ce que préférerait mon gouvernement – mais l’officiel à qui j’ai parlé semble douter que les Américains en soient capables.
— J’espère bien que non ! dit Caitlin.
— Et maintenant, dit Kuroda, qu’allons-nous faire ?
— Nous en avons discuté, Caitlin et moi, dit Barbara. Mais, comme vous l’avez dit, nos communications ne sont peut-être pas sécurisées. Je vais devoir vous demander de nous faire confiance, Masayuki.
— Mais naturellement, dit-il sans hésiter. Absolument.
32.
J’avais commencé mon expérience en me connectant à un site qui enseignait l’ASL, la langue des signes américaine. On y trouvait des milliers de séquences vidéo assez courtes montrant une femme vêtue d’un chemisier rouge qui faisait des signes. Chaque séquence portait un titre spécifique, le mot ou la phrase qu’elle était destinée à illustrer. Il existait d’autres sites offrant les mêmes services, mais seul celui-là affichait les signes qui m’intéressaient particulièrement.
Je ne suis pas sûr de l’avatar que j’aurais choisi pour me représenter en ligne. Caitlin ayant décidé de m’attribuer le genre masculin, la personne que je voyais en ce moment n’aurait pu convenir. Bien sûr, il s’agissait d’une authentique experte en ASL et non d’une création graphique. Je lançai une consultation de la base de données en bêta test de Google concernant la reconnaissance des visages, et j’attendis les résultats de l’exploration de son index de photos postées en ligne. La comparaison portait sur la morphologie de base et non sur des caractéristiques éphémères telles que la couleur des cheveux ou…