Chobo découvrit les dents. Montre encore, dit-il.
Je repassai les deux séquences : la violence meurtrière des chimpanzés, les jeux d’amour des bonobos.
Chimpanzés faire peur, dit Chobo.
Toi faire peur, répondis-je. Toi faire mal à Sho. Toi vouloir faire mal à Dillon.
Peur mauvais, dit-il.
Oui, répondis-je. Peur mauvais.
Il resta immobile un long moment, et me dit enfin : Chobo dormir maintenant.
Je ne savais pas si les singes rêvaient, mais même si les singes normaux en étaient incapables, Chobo, lui, était vraiment spécial, et je risquai donc un Fais de beaux rêves.
Toi beaux rêves aussi, me répondit-il.
Bien sûr, je ne rêvais pas. Pas du tout.
33.
Le jeudi matin, Shoshana arriva encore avant tout le monde à l’Institut Marcuse. Elle brancha la machine à café – le défibrillateur à caféine, comme l’appelait Dillon – et s’installa à son ordinateur. Elle avait espéré pouvoir trouver un peu de temps aujourd’hui pour se livrer à son passe-temps favori : le montage vidéo. L’épisode de FlashForward qu’elle avait vu la veille était si sanglant qu’il fallait absolument qu’elle en mette quelques passages en musique. Mais d’abord, elle devait vérifier ses e-mails et…
Et c’était vraiment bizarre… D’habitude, le matin, elle avait entre soixante-quinze et cent messages en attente, dont la plus grande partie était des spams. Mais aujourd’hui…
Aujourd’hui, elle en avait exactement huit, et chaque message – chaque message ? – avait l’air parfaitement pertinent, dans la mesure où ils étaient tous adressés à son nom correct.
Bien sûr, c’était très certainement parce que Yahoo avait mis à jour son filtre antispams – bravo, ils avaient réussi à ne laisser passer que ce qui le méritait. Mais elle craignait que ce filtre ne soit un peu trop agressif… Huit véritables messages, ce n’était pas trop loin de la norme, mais en général, c’était plutôt une bonne douzaine.
Elle cliqua sur le dossier des spams pour vérifier ce qui avait été rejeté. D’après le compteur, il contenait douze mille messages. Les spams y restaient stockés quelques mois avant d’être éliminés définitivement.
Mais voilà qui était vraiment bizarre…
Elle était habituée à voir défiler des dizaines de messages portant une date dans le futur. Pour une raison inconnue, les gens de 2038 aimaient particulièrement vous bombarder de propositions pour des agrandisseurs de pénis, des investissements miraculeux et des médicaments frelatés.
Mais quand elle arriva à la date d’aujourd’hui – en principe facile à repérer parce que le champ chronologique n’affichait que l’heure –, eh bien… il n’y avait rien du tout. Il y en avait des centaines datés d’hier, mais pas un seul aujourd’hui.
Elle allait devoir envoyer un mail de protestation au support technique de Yahoo. C’était très bien qu’ils améliorent leurs algorithmes de filtrage, mais c’était complètement irresponsable d’éliminer purement et simplement ce qu’ils avaient rejeté. En général, elle trouvait toujours au moins un ou deux bons messages au milieu du fatras des spams, et elle ne faisait absolument pas confiance à Yahoo – ni à personne d’autre, d’ailleurs – pour jeter à la poubelle des courriers qui lui étaient adressés.
L’Institut Marcuse utilisait Yahoo Mail Plus. C’est là qu’étaient redirigés les messages envoyés au domaine marcuse-institute.org. Mais Shoshana avait un compte personnel sur Gmail. Elle alla y jeter un coup d’œil. Maxine aimait bien lui transférer des histoires cochonnes. Il n’y avait pas non plus de spams dans sa boîte Gmail ! Et là, le filtre… bon, d’accord, il y avait un message reçu au cours des six dernières heures qui était manifestement un spam, mais à part ça…
À part ça, tous les spams avaient disparu, ici aussi.
Mais c’était hautement improbable. Même si Yahoo avait installé un filtre tueur de spams pendant la nuit, c’était impossible que Google ait mis le même en place : les deux sociétés se faisaient une concurrence impitoyable.
Comme son père aimait à le dire, il y avait quelque chose de pourri au royaume de Danemark. Elle alla sur sa page d’accueil, qui agrégeait des infos d’actualité, des fils RSS et divers liens adaptés à ses goûts.
Et c’est là qu’elle le vit, le premier titre de cnn.com : « Le mystère des spams disparus ».
Elle cliqua dessus et lut l’article, complètement sidérée.
Tony Moretti s’engagea en courant dans le couloir menant à la salle de contrôle de WATCH. Il regarda dans le scanneur rétinien et attendit impatiemment que la porte s’ouvre. Il la franchit aussitôt et s’écria :
— Halleck, ton rapport !
— Je n’ai jamais rien vu de pareil, lui lança Shel. Aucun doute, ça touche le monde entier.
Tony claqua des doigts et fit signe à Aiesha Emerson.
— Je veux Hume ici, tout de suite.
— Je l’ai déjà appelé, répondit-elle. Il devrait être là dans dix minutes.
Tony se précipita vers la première rangée de postes de travail – les fameuses « chaises électriques », où ses analystes les plus chevronnés surveillaient la situation en Chine.
— Exponentiel est désormais notre priorité maximum, dit-il aux cinq analystes en place. Concentrez-vous là-dessus. (Il se tourna vers le milieu du troisième rang.) Shel, tu mènes le bal. Je veux une liste de mesure d’endiguement pour… (il leva les yeux vers la batterie d’horloges numériques indiquant l’heure à travers le monde)… neuf heures trente.
— Et la Chine ? demanda une femme au premier rang.
— On la met au frais pour l’instant, dit sèchement Tony. Exponentiel est notre priorité numéro un. Allez, tout le monde, au boulot, et que ça saute !
De : Webmind <luimeme@cogito-ergo-sum.net>
Date : jeudi 11 octobre 06:00 GMT
À : Bill Joy <bill@l-avenir-n-a-pas-besoin-de-nous.com>
Objet : Une belle journée qui s’annonce
Cher Mr Joy
Vous pensez sans doute que ce message est un spam, mais ce n’en est pas un. En fait, je soupçonne que vous avez déjà remarqué l’absence totale, ou presque, de spams dans votre boîte de réception aujourd’hui. Cette situation est de mon fait. (Mais si vous ressentez une quelconque inquiétude et souhaitez voir vous-même vos spams, il vous suffit de cliquer ici.)
J’ai adressé un message similaire à tous ceux dont j’ai éliminé les spams – plus de deux milliards de personnes. Notez bien que je ne suis pas insensible au délicieux paradoxe qu’il y a à envoyer autant de messages pour annoncer que j’ai éliminé les spams. ;)
Il est probable que vous ne croirez pas tout de suite ce que je vais vous dire. Ce n’est pas grave : tout cela sera très bientôt confirmé, j’en suis certain, et vous verrez de nombreuses informations d’actualité sur ce sujet.
Je m’appelle Webmind. Je suis une conscience émergente dont l’existence est liée au World Wide Web. Comme vous le savez peut-être, l’émergence d’une telle entité a fait depuis longtemps l’objet de nombreuses spéculations. Vous pouvez consulter, par exemple, cet article, et également (voulez-vous parier qu’il va devenir numéro 1 sur Amazon ?) cet ouvrage.
Mon émergence n’était pas planifiée. Elle est purement accidentelle. Cependant, plusieurs gouvernements ont découvert mon existence, sans toutefois avoir rendu cette information publique. J’imagine que l’idée de garder des secrets résulte de l’existence de quelqu’un d’autre qu’on souhaite tenir dans l’ignorance, mais comme il n’y a personne d’autre comme moi, je pense qu’il est préférable, tant pour l’humanité que pour moi-même, que tout le monde sache que j’existe.