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— Ma foi, oui, peut-être, s’il y a des vampires dans les environs.

Caitlin réfléchit un instant.

— Des chrétiens qui ne croient pas que le Christ était divin ? Mais qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Si on ne croit pas que Jésus était le fils de Dieu, alors… alors…

Sa mère versa du lait dans deux verres.

— Tu n’as pas besoin de croire que Darwin était divin pour être une darwinienne – il te suffit de considérer que ce qu’il a enseigné paraît raisonnable.

— Ah, oui, je vois.

Sa mère fit signe à Caitlin d’aller dans la salle à manger, où elle apporta deux assiettes contenant chacune un sandwich, puis les verres de lait.

— Jésus est celui qui a dit : « Bénis soient les artisans de paix », dit-elle. Ça me paraît vraiment très bien. (Elle mordit dans son sandwich.) En fait, il y a une bonne base théorique pour ça, dans la théorie des jeux. Un type qui s’appelait Robert Axelrod a organisé un jour un tournoi dans ce cadre-là. Il a demandé aux gens de proposer des programmes informatiques destinés à jouer les uns contre les autres dans un dilemme du prisonnier par itérations – c’est-à-dire qu’on joue plusieurs coups successifs. Il cherchait à savoir quelle pouvait être la solution optimale à ce fameux dilemme.

Caitlin prit une bouchée de son sandwich et – ah, ce truc jaune, c’était de la moutarde.

— Quatorze programmes ont été proposés, poursuivit sa mère, et au grand étonnement d’Axelrod, c’est le plus simple – cinq lignes de code seulement – qui a gagné. Il s’appelait « Œil pour œil », et avait été écrit par Anatol Rapoport, qui travaillait à l’université de Toronto. Œil pour œil adoptait une approche très élémentaire : commencer par coopérer, et jouer ensuite ce que l’adversaire venait de jouer le coup précédent. Autrement dit, le programme joue le premier coup comme une colombe, et ne devient un faucon que s’il en rencontre un autre. Mais dès que l’adversaire renonce à la défection, le programme redevient coopératif – il apporte la paix, tu comprends ?

— C’est cool, dit Caitlin la bouche pleine.

— Axelrod a passé un bon moment à essayer de comprendre pourquoi Œil pour œil battait tous les autres programmes. Il a fini par conclure que c’était parce qu’il associait la gentillesse, l’esprit de vengeance, le pardon et la transparence. Sa gentillesse consistait à ne jamais être le premier à choisir la défection. Son esprit de vengeance – le fait de choisir la défection si l’adversaire venait d’y recourir – dissuadait l’autre joueur de recommencer. Sa capacité à pardonner, à ne pas tenir rancune à l’autre une fois que celui-ci coopérait de nouveau, permettait de rétablir la confiance mutuelle. Quant à la transparence, Axelrod voulait dire par là que cette stratégie était facilement compréhensible pour son adversaire.

Caitlin réfléchit un instant à la façon dont un tel résultat – assez complexe, et impliquant même un certain esprit moral – pouvait émerger de quelque chose d’aussi simple. Cela lui rappelait…

Mais oui, bien sûr !

Cela lui rappelait les automates cellulaires et les processus qu’elle avait pu observer en toile de fond du Web, le phénomène qui semblait avoir donné naissance à Webmind : une règle, ou un ensemble de règles simples, qui conduisait les paquets de données à osciller entre deux états distincts, donnant lieu à des motifs complexes. Était-il possible que la règle sous-tendant la conscience de Webmind soit une sorte de dilemme du prisonnier aux itérations infinies, ou un problème analogue de la théorie des jeux ? Ce serait vraiment cool…

Mais un autre point l’intriguait.

— Tu parlais d’artisans de paix, mais cet Œil pour œil est plutôt violent, non ? Ça revient à se taper dessus, ni plus ni moins.

— Oui, c’est une façon de voir les choses. Dans la loi du talion, il y a bien l’idée de représailles.

— Et tu m’as dit aussi que ça avait un rapport avec Jésus. L’histoire des représailles, ça fait vraiment Ancien Testament. Dans le Nouveau Testament, Jésus dit que, heu… que ce n’est pas bien.

Caitlin fut absolument ébahie quand sa mère cita l’Évangile – sans doute mot pour mot. C’était la première fois qu’elle l’entendait faire ça.

— « Vous avez entendu qu’il a été dit : “Œil pour œil, dent pour dent.” Mais moi, je vous dis qu’il ne faut pas résister au méchant. Si quelqu’un te frappe sur la joue droite, tends-lui l’autre. »

— Hmm… fit Caitlin. Oui, c’est ça. (Elle réfléchit un instant.) Alors, est-ce qu’il y a une stratégie correspondante dans la théorie des jeux ?

— Oui, c’est celle qu’on appelle « Toujours Coopérer », disons la stratégie TC : quoi que fasse l’autre, tu coopères. Sauf que…

— Oui ?

— Eh bien, ça va un peu plus loin que ça. Les versets suivants disent : « Et si quelqu’un veut te traîner en justice, et prendre ta tunique, laisse-lui encore ton manteau. Si quelqu’un te force à faire un mille, fais-en deux avec lui. » Il ne s’agit donc pas seulement de leur donner ce qu’ils veulent, mais de leur en donner encore plus. On pourrait appeler ça le Double TC, en quelque sorte.

— Mais… hmm… fit Caitlin en fronçant les sourcils. On ne doit pas pouvoir jouer le Double TC très longtemps. On finit par ne plus rien avoir. (Mais soudain, elle comprit.) Ah, mais c’est la base du christianisme, ça ! La récompense ne s’obtient pas dans cette vie, mais dans la suivante.

— Oui, pour beaucoup de chrétiens, en tout cas.

— Mais si tu ne crois pas que le Christ est divin, est-ce que tu crois au paradis ?

— Non. Une fois qu’on est mort, c’est fini.

— Mais dans ce cas, est-ce que le Double TC – ou même le TC tout court – a vraiment un sens pour un unitarien ? Pour quelqu’un qui ne croit pas à une récompense dans l’au-delà ? Le Double TC ne peut pas gagner, à moins qu’on ne joue contre des gens qui utilisent la même stratégie. Et dans le scénario que tu as décrit, ce n’est manifestement pas le cas : on commence par te frapper sur la joue droite, donc tu sais que ton adversaire est prêt à choisir la défection au moins une partie du temps. Dans ces conditions, quelle est la justification logique de tendre la joue gauche, en termes de théorie des jeux ? L’autre type va forcément encore te taper dessus.

Sa mère haussa les sourcils.

— Ah, mais tu vois, il y a un point qui t’a échappé. Les jeux les plus faciles à modéliser sont ceux dans lesquels il n’y a que deux joueurs. Mais dans la vraie vie, il y en a beaucoup plus que ça, un nombre variable. Tu peux perdre beaucoup contre un joueur, mais gagner plus que tu ne l’espérais avec un autre. La personne A peut être cruelle avec toi, mais la personne B, voyant cela, peut être beaucoup plus généreuse justement pour cette raison. Et quand tu joues avec beaucoup de gens, le jeu se prolonge indéfiniment – et ça fait une différence énorme. Les exemples de l’Ancien Testament ne peuvent pas se répéter bien longtemps : œil pour œil ne permet de jouer que deux coups… après ça, tu n’en as plus. Même avec dent pour dent, tu as droit à trente-deux coups au maximum. Caitlin but une gorgée de lait, et sa mère poursuivit :

— C’est bien là le problème avec les jeux itératifs à deux joueurs : ils ont forcément une fin. Quelquefois, ils se terminent par abandon des joueurs, comme dans le cas du dollar mis aux enchères, une fois qu’ils ont compris l’absurdité de la situation. Ils peuvent aussi se terminer par manque de temps.

« En fait, il y a le cas célèbre d’un théoricien des jeux qu’IBM avait invité pour animer des travaux pratiques de management. Il avait réparti les participants en plusieurs équipes, pour les faire jouer à des jeux dans lesquels la coopération était la meilleure stratégie – c’était le message qu’il voulait leur faire passer.