— Non, pas vraiment, mais j’ai pensé que ça te plairait. (Il y eut un petit silence gêné, puis il ajouta :) Heu, ça te dirait d’aller faire un tour ? Timmy’s n’est pas très loin…
Les parents de Caitlin lui avaient interdit de sortir seule tant que des agents fédéraux risquaient de rôder dans les environs pour tenter de l’enlever, et elle était sûre qu’ils ne considéreraient pas Matt comme un garde du corps crédible. En fait, elle était sans doute plus costaud que lui…
— Je ne peux pas, dit-elle.
La même expression qu’avait eue Bashira : déconfite.
— Ah…
Il recula d’un pas, comme s’il s’apprêtait à partir.
— Mais tu peux rester un moment, si tu veux, ajouta aussitôt Caitlin.
Il eut son petit sourire légèrement en biais.
Au diable la symétrie ! songea Caitlin en s’écartant pour le laisser entrer.
Bien sûr, ils auraient pu monter dans sa chambre, mais elle n’y avait jamais reçu de garçon, et puis sa mère était dans son bureau juste de l’autre côté du couloir, et pourrait entendre tout ce qu’ils se diraient.
Ils pourraient aussi rester au rez-de-chaussée, dans la cuisine ou dans le salon, mais…
Non. Comme avec Bashira, le mieux était encore la pièce du sous-sol : un endroit où sa mère ne pourrait pas les entendre et où ils seraient tranquilles…
Les deux fauteuils à roulettes étaient placés côte à côte devant la grande table. Matt prit celui de droite, ce qui faisait qu’il se trouvait encore du côté où Caitlin ne voyait pas. Cette fois, elle n’hésita pas à en parler :
— Tu sais, Matt, je suis encore aveugle de l’œil droit.
— Ah, heu… en fait, je le savais déjà.
Elle fut étonnée… mais c’est vrai que ce n’était pas un secret : la vidéo de la conférence de presse était disponible en ligne, et il y avait eu de nombreux articles sur le miracle réalisé par le Dr Kuroda.
Et elle prit soudain conscience d’une chose : c’était la deuxième fois qu’il se plaçait de ce côté, alors qu’il savait qu’elle ne pouvait pas le voir. Il était peut-être gêné de son aspect physique. Dans un monde peuplé de gens comme Bashira, ce n’était pas trop étonnant.
Ils changèrent de place et Caitlin déplia la grande carte qu’elle posa sur la table devant eux.
— Lis-moi tout ce qu’ils m’ont écrit, dit-elle.
— Bon, là, c’est moi, comme je te l’ai dit. J’ai mis : « Les étudiants en maths ne meurent jamais vraiment : ils perdent seulement leurs fonctions. »
— Ha ! C’est mignon comme tout !
— Et ça, c’est Bashira, dit-il en montrant un texte écrit en rouge : « Vois si tu peux me faire évader, moi aussi ! »
Caitlin éclata de rire.
— La plupart des autres se sont contentés d’un « Meilleurs vœux » ou d’un « Bonne chance ». Mr Heidegger a écrit : « Désolé de voir partir mon élève vedette. »
— Oooh !
— Et là, c’est Pâquerette. Tu vois comme elle dessine des petites fleurs à la place des points sur les « i » ?
— Oh, c’est pas vrai ! fit Caitlin.
— Elle a écrit : « À ma compatriote américaine : surtout, pas un mot sur nos plans d’invasion ! Ces pauvres Canadiens ne se doutent de rien…»
Caitlin sourit. C’était beaucoup plus fin que ce qu’elle aurait attendu de Pâquerette. Elle se sentit très triste, tout à coup : elle continuerait de voir Bashira, certainement, mais les autres allaient lui manquer. Et tiens, à ce propos…
— Heu, où est le mot de Trevor ? demanda-t-elle. Matt détourna les yeux d’un air gêné.
— Il n’a pas voulu signer.
— Oh…
— Bon, alors, fit-il, qu’est-ce que tu penses de Webmind ?
Le cœur de Caitlin fit un bond dans sa poitrine. Elle pensa d’abord que Matt savait… Il savait que c’était elle qui avait fait émerger Webmind, et que celui-ci pouvait concentrer son attention à travers elle, et qu’en ce moment même, Webmind le regardait.
Mais non, bien sûr que non. Il voulait simplement éviter de parler d’un autre garçon… ce qu’on pouvait difficilement lui reprocher.
— Eh bien, dit-elle, personnellement, je suis convaincue.
— Tu crois qu’il est réellement ce qu’il prétend être ?
— Oui. Et toi, qu’est-ce que tu en penses ?
Il réfléchit un instant en fronçant les sourcils. Caitlin fut surprise d’être aussi nerveuse en attendant son verdict.
— J’y crois aussi, dit-il enfin. Après tout, qu’est-ce que ça pourrait être d’autre ? Une opération publicitaire, ou une tentative d’escroquerie ? Allons donc ! (Il secoua la tête.) Par contre, mon père, lui, n’y croit pas. Il cite Marcello Truzzi qui disait : « Les affirmations extraordinaires nécessitent des preuves extraordinaires. »
— Qui ça ?
— Heu… le mari de ma mère.
Elle éclata de rire et lui donna une petite tape sur l’épaule.
— Mais non, gros bêta ! Pas ton père ! Ce Marcello machin, là.
Matt sourit. Il aimait manifestement beaucoup qu’elle le touche…
— C’était l’un des fondateurs du Comité d’investigation scientifique sur les phénomènes paranormaux. En fait, il avait dit ça à propos des OVNI, mais mon père dit que ça s’applique aussi très bien à la situation actuelle.
— Ah.
— Mais en fait, poursuivit Matt, je ne trouve pas du tout que ce soit une affirmation extraordinaire. C’est une chose qui aurait déjà dû se produire depuis longtemps.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu as déjà lu des romans de Vernor Vinge ?
— C’est comme ça que tu prononces ? « Vinn-dji » ? J’ai toujours cru qu’on disait « Vinndje ».
— Non, c’est bien « Vinn-dji ». Alors, tu l’as lu ?
— Non, dit Caitlin. Je vois souvent son nom dans la liste des Hugo, et je sais bien que je devrais le lire, mais…
— Oh, c’est un type génial, dit Matt. Tu devrais lire cet essai qu’il a écrit, et qui s’appelle – accroche-toi bien – La singularité technologique à venir : Comment survivre dans l’ère post-humaine. Tu le trouveras facilement dans Google, tape simplement « Vinge » et « singularité ».
— Bon, d’accord.
— Il l’a écrit en 1993, je crois.
Caitlin fronça les sourcils. Elle avait du mal à croire qu’un article écrit avant sa naissance puisse avoir un quelconque intérêt pour ce qui se passait aujourd’hui.
Matt reprit :
— Il disait que la création d’une intelligence supérieure à la nôtre se produirait entre 2005 et 2030. Personnellement, j’ai toujours penché pour la partie basse de la fourchette.
Ils restèrent silencieux un moment. Les progrès fulgurants de Webmind conduisaient Caitlin à penser qu’il ne fallait pas beaucoup de temps aux choses pour se développer. Mais il y avait plus que ça. Elle ne pourrait plus voir Matt tous les jours au lycée. Si elle ne lui faisait pas une forte impression, il risquait de se désintéresser d’elle, et peut-être même de sortir avec une autre. Oui, bien sûr, Bashira lui avait parlé de son aspect physique, mais elle n’était certainement pas la seule à voir toutes ses qualités : sa gentillesse, sa douceur, son intelligence, son humour… Il fallait absolument qu’elle l’impressionne maintenant, pendant qu’elle avait encore sa chance.
Et elle connaissait une méthode infaillible.
— Est-ce que tu sais garder un secret ? lui demanda-t-elle.
Il haussa les sourcils.
— Oui, fit-il.