Bien sûr, c’est ce que tout le monde répondait à cette question… Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un qui lui dise : « Non, j’en suis incapable. Je ne peux pas m’empêcher d’aller tout raconter à tout le monde ! » Mais elle était sûre que Matt était sincère.
— Webmind ? fit-elle. Matt répondit :
— Oui, eh bien quoi, Webmind ?
Mais ce n’était pas à lui que Caitlin s’adressait. Elle demandait simplement à Webmind de l’arrêter s’il trouvait qu’elle allait trop loin. Elle vit apparaître devant ses yeux : Je m’en remets à ton jugement.
— Bon, ça va, dit-elle à Matt cette fois-ci, mais tu dois me jurer de n’en parler à personne.
— C’est ça que ça veut dire, garder un secret, répondit-il en souriant.
— Allez, dit-elle d’un ton très sérieux, vas-y, jure-le-moi.
— D’accord. Je te le jure.
Il dit la vérité, intervint Webmind.
— Eh bien, dit-elle enfin, c’est moi.
— C’est toi quoi ? demanda Matt.
— C’est moi qui ai fait naître Webmind, qui l’ai amené au niveau conscient. C’est moi qui l’ai aidé à interagir avec le monde réel.
Matt avait de nouveau l’expression du lapin pris dans les phares.
— Tu ne me crois pas, dit Caitlin.
— Hmm… fit-il. Voyons, quelles sont les deux nouvelles les plus sensationnelles des dernières semaines ? Ah, oui… « Le World Wide Web affirme être conscient » est forcément la première. Mais l’autre a toutes les chances d’être « Une jeune aveugle recouvre la vue ». Quelles sont les probabilités pour que la même personne soit impliquée dans les deux cas ?
Caitlin sourit. S’il doutait de sa parole, au moins, il s’appuyait sur des considérations statistiques…
— Ce serait une remarquable coïncidence, dit-elle, si les deux événements n’avaient aucun lien entre eux. Mais ils en ont un. Tu vois, quand le Dr Kuroda – celui qui m’a donné la vue – a câblé ce machin (elle sortit son œilPod de sa poche pour le montrer à Matt), il a commis une petite erreur. Quand je récupère des données du Web, elles alimentent aussi mon nerf optique, et alors… Eh bien, j’arrive à percevoir la structure du Web, parce que mon cerveau a affecté ses centres visuels à ça quand j’étais encore aveugle. Et c’est grâce à cette webvision, comme je l’appelle, que j’ai pu détecter les premiers signes de ce qui se passait dans l’arrière-plan du Web.
Elle attendit sa réaction. S’il rejetait encore une fois ce qu’elle disait, elle allait devoir lui flanquer un bon coup de pied dans les tibias !
Mais il réagit de façon parfaite.
— Je crois que moi aussi, je serais sorti de ma cachette pour pouvoir être avec toi.
— Tu ne dois le dire à personne.
— Bien sûr que non. Qui d’autre sait que tu es impliquée ?
— Mes parents. Le Dr Kuroda.
— Ah.
— Le gouvernement canadien. Le gouvernement américain.
— Bon sang !
— Et puis aussi le gouvernement japonais.
— Wouah !
— Et qui sait qui d’autre encore ? Mais pour l’instant, personne n’a mentionné mon nom publiquement.
— Tu n’as pas un peu peur que quelqu’un essaie de s’en prendre à toi ?
— C’est pour ça que je n’ai plus le droit de sortir. Remarque, je trouve que mes parents s’inquiètent pour rien. Après tout, j’ai quelqu’un qui veille sur moi.
— Qui ça ? demanda Matt en baissant la voix.
— Lui, dit-elle. Webmind.
Elle lui montra son œil gauche, mais Matt se contenta de la regarder d’un air perplexe.
— Il voit tout ce que je vois. Il y a un petit implant derrière cet œil qui récupère les signaux transmis par ma rétine. Webmind en reçoit une copie.
— Tu dis toujours « lui ». C’est un garçon, pour toi ?
— Eh bien, si c’était une fille, il s’appellerait Webminda !
Matt eut un petit sourire, qui s’effaça rapidement.
— Alors, tu veux dire que là, en ce moment, il me voit ?
— Oui.
Il sembla réfléchir un instant, puis il leva la main, pouce écarté et les quatre autres doigts séparés en deux groupes de deux.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Caitlin. Matt eut l’air étonné.
— Ah, j’oubliais, dit-il. C’est le salut des Vulcains. Je souhaite à Webmind d’avoir une vie longue et prospère.
Caitlin sourit.
— On dirait que tu aimes bien Star Trek.
— Je n’avais jamais vu la série télé avant la sortie du film de JJ. Abrams, il y a quelques années. Comme j’ai adoré le film, j’ai téléchargé les vieux épisodes. Les premiers avaient des effets spéciaux vraiment rudimentaires, mais ensuite, ça s’est sacrement amélioré quand ils sont passés aux graphismes sur ordinateur. Alors, oui, je suis devenu vraiment accro.
— Mon père et toi, je crois que vous allez drôlement bien vous entendre, dit-elle.
Ils restèrent un long moment sans rien dire, et Caitlin finit par voir des points braille s’afficher devant ses yeux. Dis-lui de ma part : « Paix et longue vie. »
— Webmind me demande de te dire « Paix et longue vie. »
— Il peut te parler en ce moment ?
— Il m’envoie des textos directement au niveau de l’œil.
— C’est incroyablement cool…
— Oui, c’est bien vrai. Et en plus, ils ne sont même pas facturés quinze cents…
— « Paix et longue vie »… C’est la réponse traditionnelle au salut vulcain, dit Matt interloqué. Comment peut-il le savoir ?
— Si c’est quelque part en ligne, il le sait forcément. Il a lu l’intégralité de Wikipédia, entre autres.
— Wouah… fit Matt ébahi. Ma petite amie connaît Webmind.
Caitlin sentit son cœur s’arrêter de battre. Quant à Matt, il se mit la main devant la bouche en se rendant compte de ce qu’il venait de dire.
— Oh, heu… Je… hem…
Elle se leva et lui prit les mains pour le hisser de son fauteuil.
— Pas de problème, dit-elle. Elle ferma les yeux et attendit. Et attendit…
Au bout de cinq secondes, elle les rouvrit.
— Matt ? Tu es censé m’embrasser, maintenant. C’est à voix basse qu’il répondit :
— Oui, mais il nous regarde…
— Pas quand je ferme les yeux, gros bêta.
— Ah ! fit-il. Oui, bien sûr… Elle ferma de nouveau les yeux.
Et Matt l’embrassa, doucement, tendrement, merveilleusement…
36.
Je m’étais attendu à ce que les gens soient désormais plus circonspects dans leurs e-mails, qu’ils cessent de s’exprimer aussi librement dans les forums de discussion, qu’ils s’abstiennent de poster des détails intimes sur Facebook et autres réseaux sociaux. Je m’étais attendu à ce que les adolescentes arrêtent d’exhiber leurs strings sur justin.tv, et que les gens mariés cessent d’aller sur ashley-madison.com. Mais peu de choses avaient changé dans ces différents domaines.
Par contre, ce qui avait changé presque aussitôt, c’était le volume d’activités illégales. Ce qui risquait simplement d’embarrasser les gens au cas où d’autres viendraient à l’apprendre continuait à peu près au même rythme, mais ce qui pourrait se révéler catastrophique s’était réduit de façon spectaculaire. Les sites pédophiles avaient vu leur activité baisser fortement, tandis que les sites racistes avaient perdu de nombreux abonnés.
J’avais entendu parler de ce phénomène, mais il était fascinant de l’observer dans sa réalité. Une étude publiée en 2006 avait porté sur le comportement de quarante-huit employés d’une société. Dans la salle de détente, il y avait une cagnotte dans laquelle chacun déposait volontairement un peu d’argent pour financer les achats de café, de thé et de lait. Les chercheurs posaient au-dessus de cette tirelire une image qu’ils changeaient chaque semaine. Elle représentait tantôt un bouquet de fleurs, tantôt deux yeux braqués sur les gens. Au cours des semaines où une paire d’yeux semblait observer les employés, ceux-ci mettaient 2,76 fois plus d’argent que lorsque l’image montrait des fleurs. Et cette différence spectaculaire se produisait alors que personne n’observait vraiment ces gens… Maintenant qu’ils étaient réellement observés, et même si je devais ne plus entreprendre d’autre action, je m’attendais à des changements encore plus significatifs.