Anna se souvenait encore parfaitement de la vidéoconférence qu’elle avait eue avec son vieil ami Masayuki Kuroda le mois dernier, alors qu’il séjournait chez les Decter. Il lui avait parlé de leur théorie : des nuées de « paquets fantômes », ainsi que Caitlin les avait appelés, flottant dans l’arrière-plan du Web et s’organisant en automates cellulaires. Kuroda lui avait demandé son avis sur cette idée.
Anna avait répondu que c’était un concept tout à fait original, et avait ajouté : « C’est un scénario darwinien, n’est-ce pas ? Des paquets mutants, qui parviennent à survivre mieux que les autres en rebondissant sans cesse. Mais le Web se développe rapidement, avec de nouveaux serveurs chaque jour, de sorte qu’il ne risque pas d’être saturé par une telle population de paquets fantômes qui s’accroît lentement – ou du moins, il ne l’est manifestement pas encore pour l’instant. »
Caitlin avait renchéri : « Et le Web n’a pas de globules blancs pour traquer impitoyablement les cellules inutiles. Ces paquets pourraient durer éternellement. »
Anna avait alors répondu : « Oui, c’est plausible. Et j’imagine – note bien que c’est une idée que je tire de mon chapeau, là… – que la somme de contrôle d’un paquet détermine si tu le vois en noir ou blanc : par exemple, il pourrait être noir quand la somme est paire, et blanc quand elle est impaire, ou le contraire. Si le compteur de sauts change à chaque étape sans jamais atteindre zéro, la somme de contrôle change à chaque fois, elle aussi, et c’est ce qui donne cet effet de permutations. Hmm, je sens un article qui se prépare…» avait-elle ajouté avec un sourire.
Après quoi, Masayuki avait dit à Caitlin, reconnaissant parfaitement que c’était elle qui avait suggéré cette idée de paquets perdus comme mécanisme de conscience : « Que diriez-vous de prendre un peu d’avance sur la concurrence en cosignant vos premières pages avec le professeur Bloom et moi-même ? “De la génération spontanée d’automates cellulaires dans l’infrastructure du World Wide Web.” »
Et Caitlin avait répondu, avec toute l’exubérance qu’Anna Bloom lui connaissait bien maintenant : « Cool ! »
Peyton Hume était toujours en ligne. Il avait l’air contrarié de s’être fait remettre à sa place.
— Heu, oui, bien sûr, c’est tout à fait vrai, dit-il en pratiquant un rapide rétropédalage, mais nous avons pensé que votre point de vue d’experte permettrait de développer le modèle qu’elle propose.
Anna Bloom n’avait entendu aucune information associant le nom de Caitlin à l’existence de Webmind.
— Très certainement, dit-elle d’une voix posée. Si vous me dites ce qu’elle vous a expliqué, je serai très heureuse de compléter avec ce que j’en sais.
Il y eut un petit silence, et puis :
— Elle nous a dit que la microstructure de Webmind pourrait avoir émergé spontanément, et se trouverait largement dispersée.
Anna hocha la tête avec satisfaction. Une affirmation bien vague et générale…
— Colonel Hume, dit-elle, je ne pense pas être différente de la plupart des humains en ce moment : j’ai des sentiments mitigés. Je ne sais pas si Webmind est une bonne chose. Tout ce que je sais, c’est qu’il existe, et que, pour l’instant, il semble n’avoir rien fait de répréhensible.
— Nous en sommes tout à fait conscients, professeur Bloom. Nous cherchons simplement à nous préparer à toutes les éventualités. Vous n’ignorez certainement pas que nous pourrions avoir à faire face à une situation de singularité. Chaque minute compte – et c’est pour cela que je vous ai appelée directement.
— Je ne vous cacherai pas que je suis plus que contrariée à l’idée que vous avez intercepté mes communications.
— En réalité, nous n’avons rien fait de tel. Franchement, nous ignorons ce que Caitlin et vous avez pu vous dire. Mais s’il est une chose qui est apparue clairement au cours des dernières heures, c’est bien que les communications de tout le monde sont désormais sous surveillance – et pas par quelque chose d’humain. Il nous faut absolument pouvoir réagir efficacement à cette situation, si les circonstances l’exigent.
— Vous voulez dire que vous cherchez un moyen d’éradiquer Webmind de l’Internet, n’est-ce pas ? La décision est-elle déjà prise de faire cette tentative ?
Hume hésita une seconde.
— Je ne suis qu’un simple conseiller, dit-il enfin. Je peux toutefois vous dire que non, aucune décision n’a encore été prise. Mais vous avez consacré votre carrière à cartographier la croissance de l’Internet. Vous êtes parfaitement consciente de ce qui se passe – et de l’importance historique de cet événement. Nous avons besoin de comprendre le processus en cours – et cela commence par la façon dont Webmind se manifeste.
— Écoutez, dit Anna, ma journée a été longue, et il se fait tard. Il faut que j’aille me coucher. La nuit porte conseil… Et pour ne rien vous cacher, j’en parlerai demain matin au service juridique du Technion afin de voir quelle conduite je dois adopter.
— Professeur, vous savez bien que dans les huit ou dix prochaines heures, la situation peut se développer d’une façon extraordinaire. Nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre.
— Vous allez bien devoir vous y résoudre, colonel. Shalom.
— Professeur, je vous en conjure…
— J’ai dit shalom.
Et elle raccrocha.
Matt finit par se rendre compte qu’il était temps de rentrer chez lui. Caitlin le raccompagna en bas. Elle sortit avec lui et referma la porte derrière eux pour avoir un peu d’intimité. Elle lui passa les bras autour du cou et – ah, il avait le cœur battant ! – l’attira contre elle. Ils s’embrassèrent. Cette fois, leurs langues se touchèrent – wouah ! Matt sentit la chair de poule sur les bras nus de Caitlin.
Ils s’écartèrent l’un de l’autre et Caitlin lui dit :
— Tu m’envoies un message demain après les cours, d’accord ?
— Promis.
Et là, c’est lui qui se pencha vers elle pour un dernier baiser, puis il la quitta. Arrivé dans la rue, il se retourna et lui fit un signe de la main, qu’elle lui rendit en souriant.
Comme tout bon citoyen de Waterloo, Matt possédait un BlackBerry, dont il utilisait en particulier le lecteur de MP3. C’était aussi un bon Canadien, et il y avait donc chargé Nickelback, Feist et The Trews – mais il fallait absolument qu’il télécharge un peu de Lee Amodeo pour voir ce qui excitait tant Caitlin.
Il marchait ainsi les mains dans les poches et le col de son anorak relevé, se sentant plus heureux qu’il ne l’avait jamais été. Comme il avait mis le volume à fond – quatre-vingt-dix décibels, selon son estimation – il n’entendit qu’un son étouffé et ne comprit pas que quelqu’un prononçait son nom.
Mais il ne put s’y tromper quand il reçut un coup de poing à l’épaule. Il sentit une poussée d’adrénaline et se retourna : c’était Trevor Nordstrom.
— Hé, je te parle, Reese ! dit Trevor.
Une autre estimation rapide : Trevor devait bien peser vingt kilos de plus que lui, et ce n’était que du muscle.
Matt jeta un rapide coup d’œil autour de lui, mais il pouvait difficilement espérer distancer Trevor, qui revenait apparemment d’un entraînement de hockey – il avait posé sa crosse et son sac de gym sur le trottoir. C’était une mince consolation de voir qu’il ne s’agissait pas d’une attaque préméditée.
— Oui ? fit Matt.
Ah, bon sang de bois… sa voix s’était encore cassée…