Une autre voix se fit entendre :
— Mr Moretti, vous avez vos instructions. Collaborez avec le colonel Hume, et faites le boulot.
— Oui, fit Tony. Merci.
La sonnette de son bureau retentit au moment même où il raccrochait.
— Oui, qui est-ce ? demanda-t-il dans l’interphone.
— Shel.
Il le fit entrer.
— Désolé de te déranger, dit Shel.
— Oui, qu’y a-t-il ?
— Caitlin Decter vient d’annoncer au monde entier qu’elle s’est trouvé un petit ami.
Tony pensait encore aux ordres que le Président venait de lui donner.
— Et alors ? demanda-t-il d’un air distrait.
— Et alors, si elle sait comment marche Webmind, elle l’a peut-être dit à son copain.
— Ah, oui, bien sûr. Très bien. Qui est-ce ?
— C’est un élève de sa classe de maths. Il y a dix-sept candidats possibles, et nous les avons tous mis sous surveillance.
Tony but une grande gorgée de son remontant. Le goût était amer.
Il avait choisi ce métier pour changer le monde.
Et apparemment, c’était exactement ce qu’il s’apprêtait à faire.
39.
— Konnichi wa ! dit Caitlin devant la webcam. Elle était assise à son bureau dans sa chambre.
Le Dr Kuroda, lui, était installé dans la minuscule salle à manger de sa maison. Il avait devant lui un ordinateur équipé de Skype et d’une webcam. Les Japonais semblaient avoir des ordinateurs absolument partout, songea Caitlin….
Le visage rond et souriant s’affichait sur le plus grand de ses deux moniteurs.
— Hello, mademoiselle Caitlin. Comment se fait-il que vous ne soyez pas encore couchée ? Il doit être déjà tard, chez vous.
— Oui, c’est vrai, mais je n’ai pas du tout sommeil. Vous n’auriez pas dû nous laisser toutes ces bouteilles de Pepsi en partant !
Il éclata de rire.
— Alors, dit Caitlin, comment ça se passe, au Japon ?
— À part une grande excitation générale – et quelques préoccupations – à propos de Webmind ? Ma foi, nous sommes inquiets des tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis. Nous sommes tellement près de la Chine que, quand elle éternue, nous attrapons une pneumonie.
— Ah, oui, bien sûr. C’est vraiment terrible… Heu, vous ne pensez quand même pas qu’il va y avoir la guerre ?
— Non, j’en doute fort.
— Tant mieux. Mais si jamais ça arrivait, est-ce que votre armée serait obligée d’y participer ?
La voix du Dr Kuroda prit un ton bizarre, comme s’il était surpris de la question de Caitlin.
— Le Japon n’a pas d’armée, mademoiselle Caitlin. Ce fut au tour de Caitlin d’être étonnée.
— Pas d’armée ?
— Avez-vous étudié la Seconde Guerre mondiale en cours d’histoire ?
— Non.
Il inspira profondément, puis il relâcha son souffle encore plus bruyamment que d’habitude.
— Mon pays… commença-t-il. (Il sembla chercher ses mots, puis il reprit :) À l’époque, voyez-vous, mon pays est devenu fou. Nous avons cru que nous pouvions conquérir le monde. Nous, sur notre petit chapelet d’îles ! Vous êtes allée au Japon, mais vous ne l’avez pas vraiment vu. Notre pays a une superficie de 380 000 kilomètres carrés. Pour vous donner une idée, les États-Unis font un peu moins de dix millions de kilomètres carrés.
Le calcul était tellement simple que Caitlin ne le considérait même pas comme de l’arithmétique. Le Japon représentait 3,8 % de la taille des États-Unis.
— Oui ? fit-elle.
— Et mon pays, mon pays minuscule, a fait des choses terribles.
Caitlin lui dit d’une voix douce :
— Pas vous. Vous n’étiez même pas né.
— Non, non. Mais mon père… ses frères… (Il ferma les yeux un instant.) Connaissez-vous le document qui a mis fin à la guerre ? La Déclaration de Potsdam ?
— Non.
— Elle a été signée par Harry Truman, Winston Churchill et Tchang Kaï-chek, et exigeait le désarmement militaire complet du Japon. Nous connaissons bien ce texte, ici, car nous l’étudions à l’école. Il disait que, si le Japon refusait de s’y plier, il subirait une « destruction rapide et totale ».
— Wouah, fit Caitlin.
— Oui, comme vous dites… Mais notre gouvernement a rejeté cet ultimatum… Et c’est quand votre peuple, vous les Américains, avez largué deux bombes atomiques sur notre pays que nous avons enfin réagi de la seule façon raisonnable. Nous avons capitulé, renoncé à la guerre, et nous avons dissous notre armée. Et pourtant, même après cela, il y en avait encore parmi nous pour vouloir poursuivre le conflit.
Il secoua la tête, comme incapable de croire que des gens aient pu vouloir continuer de se battre après ça. Puis il se rapprocha de la caméra, et Caitlin l’entendit taper sur son clavier. Au bout d’un moment, il reprit :
— Je vous ai envoyé un lien sur la Déclaration de Potsdam. Jetez un coup d’œil à l’Article 3.
Caitlin bascula sur sa fenêtre de messagerie et cliqua sur le lien. Elle s’efforça de déchiffrer le texte en alphabet latin.
— Le résultat… du… de la…
— Excusez-moi, dit Kuroda. (Il se pencha en avant et actionna sa souris, puis il respira profondément comme pour se préparer à une épreuve. Il se mit à lire à voix haute :) « Le résultat de la résistance insensée et vaine du peuple allemand contre la puissance des peuples libres du monde entier se dresse avec une clarté effrayante comme un exemple pour le peuple japonais. La puissance qui converge maintenant vers le Japon est incommensurablement plus grande que celle qui, appliquée à la résistance des nazis, a conduit à la dévastation de leurs terres, de leur industrie, et du mode de vie du peuple allemand tout entier. »
Il s’interrompit un instant pour avaler sa salive, puis il poursuivit :
— « Le déploiement de notre puissance militaire, renforcé par notre détermination, entraînera inévitablement la destruction totale des forces armées japonaises, et tout aussi inévitablement la dévastation du territoire japonais. »
Caitlin suivait le texte à l’écran. Le Dr Kuroda s’arrêta à la fin de l’Article 3, mais elle vit quelque chose au début de l’Article 4 qui attira son attention. C’était sans doute le terme « calculs » – elle commençait à savoir reconnaître des mots d’un seul coup d’œil ! Elle lut lentement et à voix basse, pour elle-même :
Le moment est venu pour le Japon de décider s’il souhaite continuer à se laisser conduire par ces conseillers militaires dont les calculs inintelligents ont mené l’empire japonais au seuil de l’annihilation, ou bien s’il veut s’engager dans la voie de la raison.
Caitlin repensa à ce qu’elle avait appris sur la théorie des jeux, où tout reposait sur l’hypothèse que les adversaires étaient effectivement raisonnables et capables de calculer les conséquences probables de leurs décisions. Mais s’ils ne l’étaient pas, raisonnables ? Si, comme l’avait dit le Dr Kuroda, ils étaient fous ?
— Et voilà pourquoi, reprit le Dr Kuroda, nous n’avons plus d’armée du tout. En 1947, nous avons adopté une nouvelle Constitution, que nous appelons Heiwa-Kenpo, la « Constitution pacifiste ». Et elle déclare…
Encore un bruit de touches, un lien, et un nouveau texte s’afficha sous les yeux de Caitlin.
— L’Article 9, dit Kuroda, le plus célèbre de tous : « Aspirant sincèrement à une paix internationale fondée sur la justice et l’ordre, le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ainsi qu’à la menace ou à l’usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux. Pour atteindre ce but, il ne sera jamais maintenu de forces terrestres, navales et aériennes, ou autre potentiel de guerre. Le droit de belligérance de l’État ne sera pas reconnu. »