— Ah, putain… fit Shel. Non, ça n’est même pas crypté, c’est juste du texte en clair. C’est de l’ASCII tout bête, nom d’un chien !
Il appuya sur une touche, et les codes hexadécimaux furent remplacés par leur transcription littérale : Êtes-vous triste d’avoir un petit permisse ? Si c’est le cas, nous avons la solution ! Envoyez-nous simplement votre numéro de carte de crédit.
— Doux Jésus ! fit Tony.
— Ça continue d’affluer, dit Aiesha. C’est sans doute tous les spams que Webmind a retirés de la circulation ! Quelque chose comme trois cents milliards – et tout débarque d’un seul coup sur notre nœud de routage.
— AT&T nous signale des conditions de débordement critique, dit Dirk Kozak, le responsable des communications. D’après eux, si on ne fait pas quelque chose rapidement, la plateforme pourrait se bloquer complètement.
— Il n’a pas l’air de vouloir se laisser faire, hein ? dit Tony à Hume, qui tapa rageusement du poing sur la table.
Tony se retourna et balaya du regard l’immense salle.
— Bon, s’écria-t-il, écoutez-moi, vous tous ! On arrête tout ! Stop ! Stop !
44.
Caitlin, sa mère, son père et Matt étaient maintenant installés dans le salon. Schrödinger rôdait autour du groupe. Le grand rectangle de la télé murale était éteint.
En temps normal, le père de Caitlin était déjà intimidant, mais c’était encore pire quand il était debout, dominant tout le monde de sa taille.
— À qui en as-tu parlé ? demanda-t-il sèchement.
— À personne, répondit Matt.
Caitlin savait que seule la colère pouvait amener son père à s’exprimer autant.
— Allons, Matt ! En dehors de cette famille, du Dr Kuroda et du Dr Bloom, tu es la seule personne à être au courant des automates cellulaires. Et aucun de nous n’en a révélé un mot.
— Je… heu, je n’ai pas…
— À qui l’as-tu dit ?
— À personne. Personne. Je l’ai promis à Caitlin, et je tiens toujours mes promesses.
Caitlin vit défiler devant ses yeux les mots : Il dit la vérité.
— Il ne ment pas, dit-elle. Webmind me le confirme.
— Mais alors, comment le gouvernement a-t-il pu le savoir ? répliqua son père.
— Je n’ai absolument rien dit, répéta Matt. Je vous le jure. Mais…
— Oui ? fit sèchement le père de Caitlin. Matt haussa légèrement les épaules.
— J’étais curieux d’en savoir plus. (Sa voix se cassait à chaque syllabe…) Et alors, heu, eh bien…
— Ah, non, c’est pas vrai ! dit aussitôt la mère de Caitlin, qui venait de comprendre. Tu as cherché sur Google…
Matt hocha simplement la tête.
— Quels mots-clefs as-tu utilisés ? demanda Malcolm. D’une toute petite voix, Matt répondit :
— J’ai fait une recherche progressive… J’ai commencé par « automates cellulaires », et ensuite « Conway jeu de la vie », et puis « Stephen Wolfram ».
— Est-ce que tu as incorporé le terme « Webmind » dans une de tes recherches ?
— Non, je ne suis quand même pas bête à ce point ! Mais…
Un seul mot parti comme une balle de fusil :
— Oui ?
— Eh bien, comme vous aviez parlé de Roger Penrose, j’ai effectivement cherché sur… (et sa voix se cassa une fois de plus)… « conscience automates cellulaires ».
— Ah, bon sang, dit le père de Caitlin. Et quoi d’autre encore ?
Matt baissa la tête d’un air penaud.
— J’ai aussi regardé « paquets de données », « durée de rétention » et « compteurs de sauts »…
— Tu aurais aussi bien fait d’aller le crier sur les toits ! Tu ne comprends donc pas ? Nous sommes surveillés – et pas seulement par Webmind.
— J’ai pensé que Google serait sécurisé.
— Google est peut-être sécurisé, dit le père de Caitlin, mais pas ton fournisseur d’accès. N’importe qui peut regarder les mots-clefs que tu envoies sur Google.
— Je suis désolé, Caitlin, dit Matt. Terriblement désolé. (Il la regarda droit dans les yeux.) Webmind, je suis vraiment navré.
— Matt, dit la mère de Caitlin d’un ton sévère, si tu veux rester impliqué dans cette affaire, tu dois être beaucoup plus prudent. Si tu as des questions à poser, viens me voir, ou mon mari, c’est compris ?
— Oui, madame.
— Tu n’as pas besoin de me dire madame. Appelle-moi Dr Decter, tout simplement.
— Oui, Dr Decter.
Matt se tourna de nouveau vers Caitlin – et vers Webmind.
— Je suis vraiment désolé, répéta-t-il. J’aurais dû réfléchir…
Caitlin le regarda fixement pendant dix secondes, puis elle lui fit un grand sourire.
— Comment pourrais-je en vouloir à quelqu’un qui s’intéresse à des maths aussi cool ?
Matt sembla soulagé, et pour la première fois devant ses parents, Caitlin lui prit la main.
— Aujourd’hui, dit sa mère, ce n’était qu’un début. Ils ne vont pas en rester là.
— Mais de quel droit peuvent-ils faire ça ? protesta Caitlin. C’est une véritable tentative de meurtre, nom d’un chien !
— Voyons, ma chérie… dit sa mère.
— Tu ne trouves pas que j’ai raison ?
Elle lâcha la main de Matt et se mit à faire les cent pas.
— Webmind est intelligent, c’est un être vivant. Ils n’ont pas le droit de décider à la place des autres. Ils exercent leur pouvoir simplement parce qu’ils pensent en avoir le droit et qu’ils se considèrent intouchables. Ils se comportent exactement comme… comme…
— Comme le Big Brother d’Orwell, proposa Matt. Caitlin hocha vigoureusement la tête.
— C’est exactement ça ! (Elle s’efforça de se calmer en respirant lentement, puis elle ajouta :) Bon, alors, je crois que nous avons du pain sur la planche. Nous allons devoir leur montrer.
— Leur montrer quoi ? demanda sa mère. Caitlin répondit comme si c’était une évidence :
— Eh bien, que mon Big Brother ne fera qu’une bouchée du leur, bien sûr !
— Le zoo de Géorgie a annulé son action en justice ! déclara triomphalement le Dr Marcuse après avoir lu le mail qu’il venait de recevoir.
— Non, vraiment ? fit Shoshana. Hourra !
— Vive nous ! ajouta Dillon.
— Oui, dit Silverback. Ils renoncent à exiger la garde de Chobo. Il semblerait qu’une journée entière de boycott par le public leur a largement suffi. Sans parler des milliers d’e-mails qu’ils ont reçus, protestant contre ce qu’ils envisageaient de faire. Nous étions en copie sur 2 642 d’entre eux, et Dieu sait – ou Webmind, peut-être ! – combien il y en a eu d’autres.
— Et pour ce qui est de stériliser Chobo ? demanda Dillon.
— Là aussi, ils ont fait marche arrière. Ils considèrent toujours que c’est ce qu’il faudrait faire, mais ils reconnaissent qu’ils ne pourront jamais avoir gain de cause au niveau des relations publiques.
— Le pouvoir au peuple ! dit Shoshana en souriant.
— Amen, répondit Dillon.
— Allons lui annoncer la nouvelle, dit Marcuse.
Ils sortirent du bungalow et traversèrent la grande pelouse jusqu’à la passerelle. Quand ils furent sur l’île, Chobo accourut à leur rencontre, et Shoshana le serra dans ses bras.
Chobo, fit le Dr Marcuse. Bonne nouvelle !
Chobo le regarda d’un air plein d’espoir.