— C’est ce que je pensais. (Elle me tendit encore un peu plus d’argent.) Je n’ai pas beaucoup de francs québécois ici. Mais voilà…
Les hommes sont revenus à cet instant. J’ai regardé mon doigt, puis le mur.
— Il y a quarante-sept minutes que je l’ai tué. Il n’est plus en contact avec son quartier général depuis une heure, plus ou moins. Georges, je crois que je vais essayer de piloter le flotteur de la police. A moins que tu ne viennes avec moi. Est-ce que tu t’es décidé ? Ou bien vas-tu attendre ici qu’ils viennent t’arrêter de nouveau ? De toute façon, je dois partir maintenant.
— Partons tous ! lança soudain Janet.
— Super ! ai-je dit avec un grand sourire.
— Janet… tu veux vraiment partir ? a demandé Ian.
— Je… (Elle s’est interrompue.) Non, je ne peux pas. Il y a Maman Chat et ses chatons. Black Beauty, Démon, Star et Red. Bien sûr, on pourrait fermer la maison. Elle est à l’épreuve de l’hiver et elle peut fonctionner sur un seul faisceau d’énergie. Mais il faudrait au moins un jour ou deux pour prendre les dispositions nécessaires. Je ne peux quand même pas tous les abandonner !
Il n’y avait rien à répondre à ça. Alors je n’ai rien dit. Le tréfonds de l’enfer est réservé à ceux qui abandonnent les chats. Le Patron dit à ce propos que je suis ridiculement sentimentale, et je pense qu’il a raison.
Nous sommes sortis. Le jour commençait à décliner et j’ai pris brusquement conscience que j’étais arrivée là moins d’une journée auparavant. Cela m’avait paru un mois. Grands dieux, me dis-je, il y a seulement vingt-quatre heures, j’étais en Nouvelle-Zélande. Cela me semblait tout à fait incongru.
Le véhicule de la police était posé dans le potager de Janet, ce qui lui amena quelques commentaires dont je ne l’aurais pas crue capable. Il avait la forme d’une huître typique des antigravs non spatiaux, et à peu près les dimensions de notre fourgon familial de South Island. Mais cette évocation ne me rendit pas triste. Janet et ses hommes, ainsi que Betty et Freddie, avaient largement remplacé le groupe Davidson dans mon cœur.La donna è mobile… C’était mon slogan pour l’heure. Mais j’avais furieusement envie de retrouver le Patron. L’image du père ? Peut-être… Mais les théories psys ne me passionnent pas particulièrement.
— Laissez-moi jeter un coup d’œil à cette caisse avant que vous décolliez, a dit Ian. Vous pourriez vous faire très mal si elle s’écrasait. (Il a ouvert le cockpit et s’est installé aux commandes.) Bon, vous pouvez flotter avec ça si vous en avez envie. Mais je dois vous dire quelque chose. Il est équipé d’un transcepteur d’identification. Et presque certainement d’une balise active, quoique je n’arrive pas à la trouver. Sa réserve d’énergie est au tiers. Si vous envisagiez de faire route sur le Québec, laissez tomber. Et je crois aussi que vous ne pouvez pas espérer maintenir l’étanchéité de l’habitacle à plus de douze mille mètres. J’ai gardé le pire pour la fin : le terminal appelle en permanence le lieutenant Dickey.
— Nous n’avons pas à en tenir compte !
— Bien sûr, Georges. Mais depuis l’affaire Ortega, l’année dernière, ils ont installé des dispositifs d’autodestruction dans les véhicules de police. J’ai cherché. Si j’en avais trouvé un seul, crois bien que je l’aurais désamorcé. Mais rien… Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait aucun dans le flotteur.
J’ai haussé les épaules.
— Ian, ce sont des risques nécessaires. Ça ne me fait rien. C’est des autres que je me méfie. Mais il faut nous débarrasser de ce tas de quincaillerie.
— Pas si vite, Marj, a dit Ian. Ces trucs, c’est ma spécialité. Celui-ci est équipé de l’autopilote standard type militaire. On peut donc le faire décoller et l’envoyer où l’on veut. Où ? A l’est, peut-être ?… Il s’écrasera avant d’atteindre le Québec… ce qui pourrait leur faire croire que tu essayais de rentrer chez toi, Georges… alors que tu seras bien en sécurité dans le trou.
— Je m’en fous, Ian. Je n’ai pas l’intention de me planquer dans le trou. J’ai accepté de partir parce que Marjorie avait besoin de quelqu’un pour veiller sur elle.
— Je crois plutôt que c’est elle qui veillera sur toi. Tu as vu comment elle a nettoyé Soapy.
— Exact. Mais j’ai seulement dit qu’elle avait besoin de quelqu’un pour veiller sur elle.
— C’est la même chose.
— Bon, je ne discuterai pas avec toi. On fait décoller l’engin ?
Je les ai interrompus.
— Ian, est-ce qu’il dispose de suffisamment d’énergie pour voler vers l’Imperium ?
— Oui. Mais la marge de sécurité n’est pas très grande.
— Je ne parlais pas pour moi. Il faut régler sa route au sud, altitude maximale. Il sera peut-être abattu à la frontière, par les Canadiens d’ici ou les gardes de l’Imperium. A moins qu’il ne réussisse à passer et qu’il ne soit détruit à distance. Mais nous en serons débarrassés.
— D’accord, c’est fait.
Ian est retourné dans l’habitacle et, quelques instants plus tard, le flotteur a décollé.
— Ça va ? lui ai-je demandé quand il est revenu auprès de nous.
— Parfait. Regarde ça.
Le patrouilleur mettait cap au sud, à quelques mètres au-dessus de nos têtes. Il monta lentement dans le soleil couchant, scintilla brièvement, puis disparut.
14
Nous étions tous de retour dans la cuisine, un œil sur le terminal, l’autre sur les verres que Ian venait de nous servir. Nous discutions à propos de ce qu’il convenait de faire. Ian avait pris la parole.
— Marj, tu vas rester bien gentiment assise là, toute cette histoire stupide va s’achever et tu pourras rentrer chez toi tranquillement. S’il y a une autre alerte, tu peux toujours plonger dans le trou. Au pis, il te suffit de ne pas te montrer à l’extérieur. Et Georges pourra ainsi avoir l’occasion de peindre quelques nus, comme le lui a demandé Betty. C’est d’accord, Georges ?
— Je dois dire que ça me plairait beaucoup.
— Qu’en dis-tu, Marj ?
— Ian, si je dis à mon patron que je n’ai pas pu revenir simplement parce que deux mille cinq cents kilomètres de frontière étaient bouclés, il ne me croira pas. (Est-ce qu’il fallait leur dire que j’étais un courrier spécial ? Non. Pas encore. Le moment n’était pas venu.)
— Et que comptes-tu faire ?
— Je crois que je vous ai causé suffisamment d’ennuis, les amis. (Ian chéri, je pense que tu es encore sous le choc d’avoir vu tuer un homme dans ton living-room. Même si tu t’es comporté comme un vrai pro ensuite…) Je connais l’entrée secrète. Demain, quand vous vous réveillerez, je ne serai peut-être plus là. Et vous oublierez les quelques ennuis que je vous ai causés, je l’espère.
— Non !
— Janet, pour l’instant les problèmes sont résolus. Je vous appellerai. Et si vous le voulez bien, je reviendrai dès que j’aurai un petit congé. Mais à présent, il faut que je parte et que je reprenne mon travail. Je n’ai pas cessé de vous le dire, d’ailleurs.
Janet ne voulait tout simplement pas entendre parler de mon départ. Elle semblait considérer que je ne pouvais pas franchir la frontière seule. (J’avais besoin de quelqu’un pour m’aider autant qu’un serpent a besoin de chaussures.) Mais elle avait un plan.
Elle fit remarquer que Georges et moi, nous pouvions voyager avec leurs passeports : le sien et celui de Ian. J’étais à peu près de sa taille et Georges était l’équivalent de Ian en poids et en taille. Bien sûr, il y avait la différence de physionomie, mais elle n’était pas à crever l’œil… et de toute manière, qui regarde vraiment un passeport de près ?