En partant, Dorman ne s’était pas donné la peine de la tirer, non plus que de supprimer la lumière.
Les deux hommes s’avancèrent jusqu’au seuil et regardèrent à l’intérieur. Tout était silencieux. On ne distinguait aucune trace de lutte.
— Qu’est-ce que ça veut dire, cette boîte grande ouverte ? chuchota Carlo.
Le boss haussa les épaules.
— Nous allons bien voir.
Il fureta autour de l’habitation et trouva le sentier conduisant à l’embarcadère.
Il vit le ponton : aucune embarcation n’y était amarrée.
— Dorman a pris le bateau du gars qui habitait cette maison, réalisa-t-il. Peut-être même s’est-il fait piloter sur l’autre rive.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? fit Carlo.
Son index tendu désignait une masse sombre qui flottait en bordure de la rive, au milieu des plantes aquatiques.
Dudly dirigea le pinceau de sa lampe dans la direction indiquée. Le faisceau blême tira de l’obscurité un visage boursouflé.
— C'est un mec ! s’exclama le fidèle secrétaire.
Ils coururent à l’endroit où gisait l’individu et, à l’aide de bâtons, l’amenèrent tout contre la berge sur laquelle ils le hissèrent.
L’homme était mort. Il avait reçu dans le cou une balle qui lui avait arraché la moitié du menton.
Une chevelure rousse était plaquée sur le visage du mort.
— Dorman commence à faire parler de lui, dit Dudly. Il a bel et bien emprunté le bateau de ce type. L'autre a dû émettre des objections et alors…
— Il nous glisse des pattes ! se lamenta Carlo. Ça va être coton pour le retrouver, maintenant, s’il a réussi à passer au Canada.
— Dussé-je le poursuivre jusqu’en enfer, je l’aurai ! coupa Dudly d’un ton hargneux.
Ça n’était pas le moment de lui chercher des noises.
Le gangster revint à la maison du garde. Il entreprit d’en inventorier les meubles.
Cette activité singulière surprit Carlo au plus haut point. Ce genre de pillage ne correspondait pas du tout à la règle de conduite de Dudly. Il ne se serait pas baissé pour ramasser un billet de cent dollars.
Ce n’était, à coup sûr, pas de l’argent que recherchait le chef de bande.
Alors ?
Soupçonnait-il le mort d’avoir été un complice de Dorman ?
C'était folie de caresser une pensée pareille. Dorman ne pouvait prévoir ce qui allait arriver.
Tout à coup, Dudly s’arrêta de fouiller les tiroirs. Il venait de mettre la main sur un gros portefeuille ; il avait bien entendu laissé de côté les billets de banque que contenait celui-ci et examinait à présent les papiers qui s’y trouvaient.
Carlo se demanda pourquoi son patron avait l’air à ce point satisfait.
Qu’avait-il trouvé qui pût à ce point le dérider ?
Dudly devina que son second était rongé jusqu’à l’os par la curiosité et il eut pitié de lui.
— J’ai trouvé les papiers du bateau, dit-il. Il s’agit d’un canot à moteur baptisé The Sky.
Carlo en rosit d’admiration.
Il fallait vraiment que Dudly ait autre chose que du pâté de foie dans le crâne pour avoir pensé à vérifier un détail de ce genre.
Détail qui revêtait une importance primordiale.
— Allez, trancha Dudly, ne perdons pas de temps : en ville !
Il était plus de quatre heures du matin lorsqu’ils parvinrent à Detroit après avoir parcouru en sens inverse le chemin à travers les roseaux et la forêt.
Une faible animation régnait déjà à l’entour des gares et des stations de tramway. Le peuple pacifique des dimanches matin, composé de pêcheurs à la ligne et de campeurs, se préparait à déserter la ville industrielle.
Carlo, qui conduisait, demanda :
— Où allons-nous ?
— Beuck, répondit laconiquement Dudly.
C'était suffisant pour Carlo.
Beuck était un ancien inspecteur de la police fédérale qui avait eu des ennuis.
Il avait été pris, une dizaine d’années plus tôt, en flagrant délit de corruption et licencié avec pertes et fracas, car son affaire — malheureusement pour lui — était tombée au beau milieu d’une vague de pudeur, et la presse l’avait montée en épingle.
N’importe qui, à la place de Beuck, se serait suicidé ou pour le moins expatrié.
Beuck, sans hésitation, était allé sonner à la porte des plus notoires fripouilles de l’État, Dudly en tête, et avait tenu à chacune le langage suivant :
— J’étais un bon policier, à preuve mon avancement rapide, mais j’aime l’argent, à preuve mon licenciement. J’entends gagner de l’argent, mais en gagner en tant que policier. Je vous propose donc mes services ; non comme homme de main, mais comme collaborateur indirect pour les recherches, filatures, missions d’information, etc. Vous serez bien servi, d’autant que je connais à fond toutes les ficelles du métier…
Cette étrange offre d’emploi avait recueilli un certain succès.
Les gangsters savent tous que leurs plus précieux auxiliaires sont les policiers.
Celui-ci donna toujours toute satisfaction.
En stoppant devant le domicile de Beuck, un coquet immeuble dans le quartier résidentiel, Carlo se disait qu’en effet il était l’homme idéal pour retrouver la piste de Dorman. Avec lui on pouvait être certain du résultat.
Carlo descendit de voiture, aussitôt suivi de son chef.
Ils appuyèrent sur le bouton qui ornait la plaque de cuivre. Un long moment s’écoula. Puis une voix ensommeillée bougonna :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Dudly ! dit Carlo.
Un déclic.
Le locataire venait d’actionner la gâche électrique de la porte d’entrée.
Les deux hommes pénétrèrent dans le hall. Ils gagnèrent l’ascenseur qui les hissa jusqu’au douzième, où se trouvait l’appartement de l’ancien flic.
Celui-ci les attendait sur le pas de sa porte.
C’était un gros homme aux petits yeux fureteurs, au visage adipeux. Il avait la peau fraîche comme un vieux bébé.
Il était drapé dans une robe de chambre qui ressemblait à la palette d’un peintre futuriste.
Ses cheveux, qu’il faisait couper extrêmement court, couvraient son large crâne d’une sorte de gazon dru.
Il semblait passablement maussade.
— Salut, dit Dudly.
Beuck s’effaça pour le laisser passer.
Lorsque les trois hommes eurent pénétré dans le confortable logement, Beuck éclata :
— Dudly, fit-il, je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais c’est dimanche et il est dans les alentours de quatre heures.
— Je sais, fit sèchement Dudly qui détestait le persiflage, même de la part de Beuck.
Beuck bâilla.
— Y a le feu, ou quoi ? demanda-t-il.
Dudly se laissa tomber sur un siège.
— Je boirais bien un coup de raide.
— Faites, soupira Beuck en désignant une cave à liqueurs abondamment garnie.
Dudly prit une bouteille de whisky et se versa une forte rasade dans un grand verre.
Carlo l’imita.
Beuck trouva exagérée la ration qu’il s’était octroyée.
— C’est du véritable scotch, fit-il observer, une bouteille vaut le salaire hebdomadaire d’un balayeur.
— Nous ne sommes balayeurs ni l’un ni l’autre, observa Carlo.
— Asseyez-vous, ordonna Dudly, et cessez de vous trémousser à cause de votre damné pétrole, Beuck !
— Pétrole ! Pétrole ! bougonna l’ancien policier. On voit bien que ça n’est pas vous qui payez la note.