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Thomas Pynchon

Vente à la criée du lot 49

Roman

Traduit de l'américain par Michel Doury

CE LIVRE EST LE QUATRE-VINGT-HUITIÈME TITRE DE LA COLLECTION "FICTION & CIE" DIRIGÉE PAR DENIS ROCHE

Titre originaclass="underline" The Crying of Lot 49

ISBN originaclass="underline" 0-553-10620-1

© 1965, 1966, Thomas Pynchon.

(1re édition: J.B.Lippincott, mars 1966).

ISBN: 2-02-009436-3

© Janvier 1987, Éditions du Seuil, pour la traduction française.

La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les article 425 et suivants du Code pénal.

I

Un après-midi d'été, Mrs. Œdipa Maas rentra d'une réunion Tupperware où l'hôtesse avait peut-être mis trop de kirsch dans sa fondue pour découvrir qu'elle, Œdipa, venait d'être nommée exécuteur testamentaire, ou plutôt exécutrice, se dit-elle, d'un certain Pierce Inverarity, magnat californien de l'immobilier qui avait jadis perdu entre autres et d'un coup deux millions de dollars, mais qui laissait une succession suffisamment vaste et embrouillée pour que la mission de trier tout cela n'eût rien d'honoraire. Œdipa resta plantée au milieu du living-room, sous l'œil verdâtre et froid de la télévision, elle invoqua en vain le nom du Seigneur, et essaya de se sentir aussi soûle que possible. Cela ne marcha pas. Elle pensa à une chambre d'hôtel à Mazatlan dont la porte venait juste d'être claquée, apparemment pour toujours, réveillant en sursaut deux cents oiseaux dans le hall; à un lever de soleil au flanc du coteau où se dresse la bibliothèque de l'université Cornell et que personne n'a jamais vu car elle est orientée à l'ouest; à un passage sec et désolé du quatrième mouvement du Concerto pour orchestre de Bartók; à un buste de Jay Gould barbouillé en blanc et que Pierce conservait au-dessus du lit sur une étagère si étroite qu'elle vivait dans la terreur constante qu'un beau jour il ne finît par leur dégringoler sur le nez. "Est-ce ainsi qu'il était mort, se demanda-t-elle, au milieu de ses rêves, écrabouillé par la seule icône de la maison?" Cela la fit rire très fort d'un rire désespéré: "Tu es complètement folle, Œdipa", dit-elle, s'adressant à elle-même, ou à la pièce, qui le savait.

La lettre venait de l'étude Warpe, Wistfull, Kubitschek & McMingus, à Los Angeles, et portait la signature d'un certain Metzger. On y disait que Pierce était mort au printemps et qu'on venait tout juste de découvrir son testament. Metzger était désigné comme coexécuteur et conseiller particulier en cas de litige. Œdipa avait été désignée également pour exécuter les volontés du défunt dans un codicille qui datait d'un an. Elle essaya de retrouver si, à cette époque-là, il s'était passé quelque chose de curieux. Tout le reste de l'après-midi, tandis qu'elle allait en ville à Kinneret-Among-The-Pines acheter de la ricotta et écouter de la musique d'ambiance (ce jour-là, elle traversa le rideau de perles à la quatrième mesure du concerto de Vivaldi pour mirliton enregistré variorum par le Fort Wayne Settecenta Ensemble, avec Boyd Beaver en soliste); tandis qu'elle ramassait sous le soleil de la marjolaine et du basilic dans son jardin d'herbes, tandis qu'elle lisait la critique des livres dans le dernier numéro du Scientific American, tout en préparant des lasagnes et en frottant d'ail un croûton de pain, en nettoyant des feuilles de romaine, jusqu'au moment où elle alluma son four et, à l'heure du crépuscule, prépara deux whiskey sour en attendant l'arrivée de son mari, Wendell ("Mucho") Maas rentrant du travail, elle ne cessa de se poser des questions, passant en revue toute une suite confuse de jours enfuis, tous (n'aurait-elle pas été la première à le reconnaître?) plus ou moins identiques, ou bien tous subtilement arrangés comme le jeu de cartes du prestidigitateur, où la carte à prendre saute aux yeux entraînés. Ce ne fut qu'au milieu du programme de Huntley et Brinkley qu'elle se souvint d'une fois, l'année précédente sur le coup de trois heures du matin, où elle avait reçu ce coup de téléphone qui venait du diable Vauvert, d'où exactement elle ne l'avait jamais su (mais peut-être avait-il tenu un journal). Une voix aux intonations exagérément slaves s'était présentée: ici le deuxième secrétaire du consulat de Transylvanie, il recherchait une chauve-souris égarée; puis c'était devenu du petit-nègre de music-hall, avant de passer au dialecte pachuco avec un ton d'hostilité, plein de chingas et de maricones; ensuite, ç'avait été un officier de la Gestapo qui en hurlant lui avait demandé si elle avait des parents en Allemagne, pour devenir enfin sa voix de Lamont Cranston, celle qu'il avait prise tout au long du voyage vers Mazatlan.

- Pierce, par pitié, avait-elle réussi à dire, je croyais que nous avions...

- Mais Margo (sa voix avait le ton de la franchise), j'arrive juste de chez le commissaire Weston, et le vieux a été assassiné à la foire avec le même fusil qui avait servi à tuer le professeur Quackenbush - ou quelque chose comme ça.

- Pour l'amour du ciel, dit-elle.

Mucho s'était retourné et il la regardait.

- Pourquoi ne raccroches-tu pas? suggéra Mucho; ce qui était fort raisonnable.

- J'ai entendu, dit Pierce. Je crois qu'il est temps que The Shadow aille rendre une petite visite à Wendell Maas.

Il se fit alors un silence pesant. C'était donc la dernière voix qu'elle eût entendue, celle de Lamont Cranston. Cette ligne téléphonique pouvait venir de n'importe où, avoir n'importe quelle longueur. Son ambiguïté, dans les mois qui suivirent, passa à ce qu'elle avait ravivé: souvenirs de son visage, de son corps, de cadeaux qu'il lui avait offerts, de choses et d'autres qu'elle avait prétendu ne pas avoir entendues. Finalement, elle faillit presque l'oublier. Et l'ombre - The Shadow - avait attendu un an avant de se manifester. Et maintenant, voilà qu'elle recevait cette lettre de Metzger. Pierce l'avait-il appelée l'année dernière pour lui parler de ce codicille? Ne s'y était-il décidé que plus tard, peut-être parce qu'elle était irritée, et à cause aussi de l'indifférence de Mucho? Elle se sentait démasquée, jouée, vaincue. Jamais de sa vie elle n'avait eu à s'occuper de testament, elle ne savait pas par où s'y prendre, elle ignorait comment dire à cette étude de Los Angeles qu'elle ne voyait pas du tout par quel bout prendre cela.

- Mucho, baby, s'écria-t-elle dans un accès de désespoir.

Mucho Maas, de retour chez lui, apparut brusquement.

- Cette journée fut encore une défaite, annonça-t-il.

- Il faut que je te dise, commença-t-elle. Mais d'abord Mucho.

C'était un disc-jockey, il travaillait plus loin sur la Péninsule et sa profession lui inspirait des crises de conscience régulièrement. "Je n'arrive pas à y croire, Œd, finissait-il par dire. J'essaie, mais je ne peux pas".

Cela venait de si profond que peut-être n'y avait-elle pas accès, et cela provoquait chez elle une terreur panique. Et c'était de la voir toujours prête à craquer qui lui donnait sans doute la force de continuer. "Tu es trop sensible". Ouais, mais elle aurait pu dire tant d'autres choses, enfin, c'est ce qui était sorti. De toute façon, c'était vrai. Un an ou deux, il avait été vendeur de voitures d'occasion. Hypersensibilisé à ce que cette profession-là signifiait pour les gens, ses heures de travail devinrent pour lui une torture raffinée. Tous les matins, Mucho se rasait la lèvre supérieure trois fois dans le fil et trois fois à contre-poil jusqu'à ôter le plus petit soupçon de moustache, il utilisait des lames neuves et se coupait régulièrement, mais rien n'y faisait; il achetait des costumes aux épaules naturelles sans rembourrage, et il faisait encore rétrécir les revers, il se coiffait à l'eau, plaquant ses cheveux à la manière de Jack Lemmon. La vue de la sciure ou même des copeaux de crayon le faisait tressaillir, car les gens de sa profession avaient la réputation de s'en servir pour assourdir les transmissions sur le point de rendre l'âme, il suivait un régime mais il ne pouvait se résoudre comme Œdipa à sucrer son café avec du miel, car toutes les substances visqueuses le plongeaient dans l'angoisse, en lui rappelant de façon poignante les substances que l'on ajoute souvent à l'huile de moteur pour colmater le jeu fâcheux qui finit par se produire entre les pistons et les parois des cylindres. Une fois, il quitta brusquement une soirée à laquelle on l'avait invité parce que quelqu'un avait soudain prononcé le mot creampuff, que ces petits biscuits sont généralement fourrés au citron - lemon - et que c'est ainsi qu'on appelle les guimbardes: il y avait vu une insinuation perfide. Le coupable, c'était un pâtissier hongrois réfugié en train de parler boutique. Voilà comment était Mucho: écorché vif. Pourtant, les voitures, il y avait cru. Avec excès, peut-être: et comment aurait-il pu en être autrement, quand il voyait s'amener ces gens encore plus pauvres qu'il ne l'était, des nègres, des Mexicains, des paumés, c'était un cirque ouvert sept jours par semaine, et ils avaient en guise de reprises les plus invraisemblables bagnoles à fourguer: c'étaient de véritables extensions métalliques et motorisées à roulettes de ce qu'ils étaient, avec leurs familles, de fidèles reflets de ce qu'avaient été leurs vies et, ces vies, ils les étalaient là, toutes nues, devant un étranger comme lui, pour qu'il les examine en détail, le châssis tordu, le dessous rouillé, les ailes repeintes juste un ton en dessous à seule fin de rendre l'engin invendable, et de déprimer Mucho en personne, et l'intérieur qui sentait désespérément les enfants, le tord-boyaux des supermarchés, deux et parfois trois générations de fumeurs de cigarettes, ou bien simplement la poussière - et, l'intérieur des voitures balayé, il fallait examiner les résidus de ces vies, et il était impossible de faire la différence entre ce que l'on avait véritablement jeté (et son idée c'est que par peur on gardait le peu qui se présentait) et ce qui tout simplement (peut-être tragiquement) avait été perdu: coupons agrafés promettant des réductions de 5 à 10 cents, tickets, prospectus annonçant les grandes ventes-réclame des supermarchés, mégots, peignes édentés, offres d'emplois, pages jaunes arrachées à des annuaires téléphoniques, lambeaux de dessous ou de robes qui appartenaient déjà au musée du costume, et dont on s'était servi pour essuyer la buée sur un pare-brise, pour voir ce qu'il y avait à voir, un film, une femme ou une voiture que l'on convoitait, un flic qui allait peut-être vous mettre dedans rien que pour exercice, toutes ces pièces et tous ces morceaux étaient uniformément recouverts, comme une salade de désespoir, d'un assaisonnement grisâtre de cendres, de gaz d'échappement concentrés, de poussière, de déchets humains - rien que de voir ça, il en était malade. Tant pis, il fallait regarder quand même. S'il avait véritablement travaillé chez un casseur, il aurait pu tenir le coup, et il aurait pu faire carrière: la violence qui avait engendré ces tas de ferraille était suffisamment espacée et loin de lui pour avoir quelque chose de miraculeux, de même que chaque mort, jusqu'à ce que ce soit la nôtre, a également un aspect miraculeux. Ce rite des reprises, au long des semaines, n'entraînait jamais ni sang ni violence. Mucho, trop impressionnable, ne pourrait le supporter longtemps. Une longue exposition à cette grisaille monotone avait tout de même fini dans une certaine mesure par l'immuniser, mais il ne put jamais s'habituer à la façon dont les propriétaires, en file comme des ombres, venaient échanger une réplique bosselée et cahotante de ce qu'ils étaient pour un autre double tout aussi brinquebalant, projection automobile d'une autre existence. Comme s'il s'agissait d'une chose naturelle. Mucho trouvait cela horrible, comme un inceste compliqué et éternel.