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Allait-il sourire d'un petit air modeste, flirter gentiment dans les coulisses, saluer avec une révérence de Bourbon Street, avant de la laisser en repos? Ou bien au contraire, la danse finie, descendrait-il l'allée centrale, s'approcherait-il d'Œdipa, pour la tenir sous son regard hypnotique, en souriant avec une expression impitoyable et malfaisante, penché vers elle toute seule parmi les rangs désolés de fauteuils vides, avant de prononcer des paroles qu'elle ne souhaitait pas entendre?

Tout commença simplement. Avec Metzger, elle attendait des procurations pour des représentants en Arizona, au Texas, à New York et en Floride, où Inverarity avait travaillé dans l'immobilier, et dans le Delaware où il avait été constitué en société commerciale. Tous les deux, suivis d'un plein cabriolet de Paranoids, Miles, Dean, Serge et Leonard avec leurs petites amies, ils avaient décidé de passer la journée à Fangoso Lagoons, un des derniers grands projets d'Inverarity. Le trajet se déroula sans histoire, à part deux ou trois collisions que les Paranoids évitèrent de justesse car Serge, le conducteur, ne voyait rien à travers sa tignasse. Finalement, ils réussirent à le persuader de passer le volant à l'une des filles. Quelque part au-delà de cette rue de maisons à trois chambres à coucher qui envahissait les collines beige sombre, implicite par son arrogance qui mordait à belles dents dans le brouillard (enfoncée dans sa somnolence, San Narciso n'avait pas ce caractère), l'océan se cachait, le Pacifique inimaginable, étranger aux amateurs de surf, aux maisons sur la plage, aux égouts, touristes, homosexuels sous le soleil, aux parties de pêche des agences de voyage, le trou laissé par l'arrachement de la lune, cénotaphe de son exil; il y avait là, impossible à entendre ou à sentir, mais présente, une sorte de marée qui atteignait des sens au-delà des yeux et des oreilles, en activant des cellules cérébrales qui échappent encore aux électrodes les plus délicates. Longtemps avant de quitter Kinneret, Œdipa croyait à une rédemption par la mer pour la Californie du Sud (il ne s'agissait pas de la partie de l'État où elle vivait et qui n'en avait pas besoin), sans que cela s'exprimât en mots elle pensait que (quoi qu'on pût faire à ses côtes) le vrai Pacifique resterait inviolé, car la laideur de ses rives se perdait, s'intégrait dans une vérité plus générale. Peut-être était-ce cette notion, dans son espoir aride, qu'elle éprouvait ce matin-là, tandis qu'ils fonçaient vers la mer.

Ils arrivèrent parmi les excavateurs, l'absence complète d'arbres, la géométrie hiératique habituelle, ils descendirent en cahotant le long d'une route de sable, qui s'enroulait à flanc de coteau jusqu'à un lac nommé Lake Inverarity. Au milieu, sur une petite île ronde de remblai, entourée de petites vagues bleues, se dressait le centre culturel, reproduction Art nouveau de quelque casino européen fin de siècle, avec des ogives et des coupoles vert-de-grisées. Immédiatement, Œdipa en tomba amoureuse. Les Paranoids finirent par s'extraire de leur voiture avec leurs instruments et se mirent à la recherche de prises où les brancher dans le sable blanc apporté par camions entiers. Œdipa sortit du coffre de l'Impala un panier plein de sandwiches à la courgette et au parmesan qu'elle avait achetés dans un drive-in italien; Metzger arriva avec une énorme Thermos de tequila sour, ils descendirent en désordre le long de la plage jusqu'à une petite marina destinée à ceux qui n'avaient pas leur quai privé directement dans l'eau.

- Oh! les gars! s'exclama Dean, à moins que ce ne fût Serge, si on prenait un bateau?

- Oh! oui, crièrent les filles.

Metzger ferma les yeux et se prit les pieds dans une vieille ancre.

- Pourquoi diable te promènes-tu les yeux fermés, Metzger? lui demanda Œdipa.

- Vol, dit Metzger, ils vont peut-être bien avoir besoin d'un avocat.

Un grondement s'éleva, avec un peu de fumée, parmi la rangée de yachts alignés comme des petits cochons le long du quai, les Paranoids venaient, en effet, de mettre en marche le hors-bord de quelqu'un.

- Allez, venez... crièrent-ils.

Soudain, à une douzaine de bateaux de là, une forme, couverte d'une bâche de polyéthylène bleu, se dressa:

- Baby Igor, j'ai besoin d'aide.

- Je connais cette voix, dit Metzger.

- Vite, dit la bâche bleue, emmenez-moi avec vous.

- Grouille-toi! crièrent les Paranoids.

- Manny Di Presso, dit Metzger, pas particulièrement satisfait.

- Ton ami l'acteur-avocat, dit Œdipa, qui ne l'avait pas oublié.

- Eh, pas si fort, dit Di Presso, remontant le quai dans leur direction avec toute la discrétion que peut apporter à cette opération un cône de polyéthylène bleu. Ils m'observent à la jumelle.

Metzger aida Œdipa à monter à bord du navire sur le point de devenir la proie des pirates, un trimaran d'aluminium de dix-sept pieds baptisé Godzilla puis il empoigna ce qu'il croyait être la main de Di Presso, mais ce n'était que du plastique et, lorsqu'il tira, toute la bâche vint avec et il vit Di Presso planté là, en combinaison de plongeur et avec des lunettes de soleil.

- Je vais m'expliquer, dit-il.

- Dites, là-bas, crièrent deux voix lointaines, presque en chœur, du fond de la plage.

Un homme épais, les cheveux coupés en brosse, très bronzé et avec des lunettes de soleil, lui aussi, s'avançait, un bras replié avec la main à hauteur de poitrine, à l'intérieur de sa veste.

- La caméra tourne? demanda Metzger d'un ton sec.

- Ce n'est pas du cinéma, barrons-nous, dit alors Di Presso en claquant des dents.

Les Paranoids larguèrent les amarres, s'écartèrent du quai en arrière toute, virèrent et s'envolèrent comme une chauve-souris qui s'échappe de l'enfer, et Di Presso faillit bien tomber par-dessus bord. Œdipa se retourna, et elle vit que celui qui les poursuivait avait été rejoint par un autre homme de même stature. Ils portaient tous les deux des costumes gris. Impossible de voir s'ils tenaient des revolvers.

- J'ai laissé ma voiture de l'autre côté du lac, ajouta Di Presso, mais je sais qu'il a mis quelqu'un de garde.

- Qui ça? demanda Metzger.

- Anthony Giunghierrace, répondit Di Presso d'une voix sinistre. Giunghierrace, alias Tony Jaguar.

- Borf.

Di Presso haussa les épaules et cracha dans le sillage.

Les Paranoids chantaient, sur l'air de Adeste Fideles:

Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau.

Eh! citoyen honnête, nous t'avons volé ton bateau...

Ils étaient là à chahuter, en essayant de se faire tomber par-dessus bord. Œdipa tentait de se faire toute petite. Elle observait Di Presso. S'il avait vraiment joué le rôle de Metzger pour un feuilleton télévisé, comme Metzger le prétendait, c'était bien une distribution digne de Hollywood: ils n'avaient vraiment rien de commun.

- Tony Jaguar, répéta Di Presso. Un très gros bonnet de la Mafia, Cosa Nostra.

- Vous êtes acteur, dit Metzger. Que pouvez-vous bien avoir à faire avec eux?

- Et avocat aussi. On ne vendra jamais ce feuilleton, Metz, à moins que vous ne fassiez quelque chose de spectaculaire digne de Darrow. Il faut frapper l'opinion publique, peut-être grâce à un procès sensationnel.