Comme Thurn & Taxis celui que l'on connut
Tombe sous le stylet toujours par Thorn tenu
Tacite désormais pose sa corne d'or
Nulle étoile sacrée ne veille quand il dort
Sur l'ancien compagnon du pauvre Trystero.
Trystero. Ce nom semble suspendu en l'air tandis que l'acte s'achève et que les lumières s'éteignent. Pour intriguer Œdipa Maas, sans exercer cependant le pouvoir qu'il n'allait pas tarder à avoir sur elle.
Le cinquième acte est d'un ton différent. Il commence par le bain de sang de Gennaro à la cour de Squamuglia. On y emploie toutes les formes de morts violentes connues à l'homme de la Renaissance, sans oublier un puits de soude, des mines, un faucon dressé aux serres empoisonnées. Comme Metzger le fit remarquer ensuite, on dirait un dessin animé de Road Runner, en vers. Vers la fin, le seul personnage encore debout sur la scène jonchée de cadavres, c'est le pâle administrateur Gennaro.
À en croire le programme, le metteur en scène de The Courier's Tragedy, c'était un certain Randolph Driblette. C'était lui aussi qui jouait le rôle du vainqueur, Gennaro.
- Metzger, viens avec moi dans les coulisses.
- Tu connais un des acteurs? demanda Metzger, qui aurait bien voulu s'en aller tout de suite.
- Il y a quelque chose que je veux éclaircir. Je veux parler à Driblette.
- Ah! oui, au sujet de ces os.
Metzger avait un drôle d'air.
- Je ne sais pas trop, la ressemblance entre ces deux choses, il y a là quelque chose qui m'inquiète.
- Parfait, dit Metzger, et que vas-tu faire ensuite, manifester devant le ministère des Anciens Combattants, ou marcher sur Washington? Dieu me garde. (Il leva les yeux vers le plafond du petit théâtre, et un certain nombre de gens autour de lui en firent autant). Et par la même occasion, qu'il me protège de ces petites mères du MLF, avec leur grosse tête bien pleine et leur cœur saignant. Pourtant, à trente-cinq ans, je ne suis plus un gamin.
- Metzger, murmura Œdipa avec un certain embarras, je suis une Jeune Républicaine.
- Et voici maintenant une autre bande dessinée, Hap Harrigan, qu'elle est à peine assez grande pour lire, et John Wayne le samedi après-midi, en train de zigouiller dix mille Japonais avec ses dents, la Seconde Guerre mondiale racontée par Œdipa Mass, les gars. Aujourd'hui, il y a des gens qui roulent en VW, qui ont un transistor Sony dans la poche de leur chemise d'été. Mais elle, elle est de la race des redresseurs de torts, vingt ans après. Elle va ressusciter des fantômes. Tout ça à la suite d'une discussion d'ivrognes avec Manny Di Presso, oubliant du coup que son devoir, c'est d'abord de s'occuper de ce testament. Et pas de nos braves soldats, malgré leur courage et les circonstances de leur mort.
- Mais non, protesta-t-elle, ce n'est pas ça. Je me fiche de ce qu'il y a dans les filtres Beaconsfield. Et je me fiche de savoir ce que Pierce a acheté à la Mafia. Ça ne m'intéresse pas du tout, je ne veux pas y penser, ni à ce qui s'est passé à Lago di Pietà, ni au cancer...
Elle semblait désolée, incapable d'exprimer ce qu'elle ressentait.
- Alors quoi? demanda Metzger en se levant d'un air vaguement menaçant.
- Je ne sais pas. Metzger, sois gentil, aide-moi au lieu de me tourmenter.
- T'aider contre qui?
Il mit ses lunettes.
- Je veux seulement savoir s'il y a un lien. Je suis curieuse.
- Oui, tu es curieuse, dit Metzger. Je vais attendre dans la voiture, OK?
Œdipa le regarda disparaître, puis elle chercha les loges. Elle fit deux fois le tour du couloir circulaire, avant de se décider pour une porte entre deux lampes. Elle avança parmi un élégant déballage, une impression d'émanations produisant entre elles des interférences, vibrant encore du frémissement d'antennes que constituaient les extrémités nerveuses des comédiens.
Une actrice en train d'effacer l'hémoglobine dont son visage était barbouillé fit signe à Œdipa de s'approcher du miroir illuminé. Œdipa s'avança parmi les bras couverts de transpiration, les cheveux dénoués, elle se retrouva devant Driblette, encore dans son costume de scène gris.
- C'était formidable, dit Œdipa.
- Touchez, dit Driblette, en tendant le bras.
Elle toucha donc. Le costume de Gennaro était en flanelle grise. Il ajouta:
- C'est fou ce qu'on transpire là-dedans, mais aucun autre tissu ne conviendrait au personnage, n'est-ce pas?
Œdipa acquiesça. Elle ne pouvait détacher son regard du sien. Il avait des yeux noirs, entourés de rides incroyablement serrées. On aurait dit un labyrinthe de laboratoire destiné à l'étude des larmes. Ces yeux semblaient savoir ce qu'elle voulait, alors qu'elle l'ignorait elle-même.
- Vous venez me parler de la pièce, dit-il. Laissez-moi vous en dissuader. Elle fut écrite pour distraire les gens, comme les films d'épouvante. Ce n'est pas de la littérature, ça ne veut rien dire. Wharfinger n'était pas Shakespeare.
- Qui était-il?
- Et qui était Shakespeare? C'était il y a si longtemps.
- Pourrais-je voir le script?
Elle ne savait pas exactement ce qu'elle cherchait. Driblette lui montra un classeur à côté de l'unique douche.
- Faut que je prenne une douche en vitesse, avant que n'arrive la grande foule des pédés. Les brochures sont toutes dans le casier d'en haut.
Elles étaient toutes ronéotypées, couvertes du même violet taché et usé, avec des ronds de café. Il n'y avait rien d'autre dans le casier.
- Mais où est l'original? demanda-t-elle. Qui vous a permis de faire ces copies?
- C'était un livre de poche! hurla-t-il de sous la douche. Je l'ai trouvé d'occasion chez Zapf's, là-bas, près de l'autoroute. Une anthologie, Tragédies élisabéthaines de la vengeance. Avec un crâne sur la couverture.
- Je peux vous l'emprunter?
- Quelqu'un l'a piqué. J'en paume toujours une demi-douzaine les jours de première.
Il passa la tête par l'ouverture du rideau. Son corps disparaissait dans la vapeur, et cette tête toute seule, on aurait dit un ballon qui flottait, inquiétant. D'un air amusé, il ajouta:
- Il y en avait un autre exemplaire chez Zapf's, vous le trouverez peut-être encore. Vous savez où c'est?
Elle sentit soudain une douleur lui tordre le ventre, puis cela disparut.
- Vous vous moquez de moi?
Il ne cessait de la fixer de ses yeux noirs impénétrables.
- Pourquoi diable, demanda finalement Driblette, les gens s'intéressent-ils tellement aux textes?
- Qui d'autre s'y intéresse?
Elle avait parlé trop vite. Peut-être avait-il dit cela en général.
Driblette remua la tête.
- Ne m'entraînez pas dans vos querelles d'érudits tous autant que vous êtes.
Il avait dit cela avec un sourire familier.
Œdipa comprit soudain avec horreur, comme si les doigts glacés d'un cadavre couraient sur sa peau, que c'était exactement le regard qu'il imposait à ses acteurs chaque fois qu'ils devaient faire allusion aux assassins de Trystero. Ce regard complice du personnage déplaisant qui hante vos cauchemars. Elle décida de lui parler de ce curieux regard.
- Est-ce que cela se trouvait dans les indications scéniques? Tous ces gens visiblement animés par une passion commune. Ou bien est-ce une idée à vous?
- Une idée à moi, ainsi que l'apparition des trois assassins sur la scène, au quatrième acte. On ne les voit pas du tout dans Wharfinger, en fait.
- Comment y avez-vous pensé? En aviez-vous entendu parler ailleurs?
- Mais vous ne comprenez pas. (Il s'énervait). Vous êtes tous comme des puritains devant la Bible. Obsédés par les mots, les mots. Savez-vous où cette pièce existe? Ce n'est pas dans ce classeur, ou dans ce livre de poche que vous cherchez (ici, une main surgit soudain de la vapeur et pointa un index vers son front), c'est ici, dans ma tête. C'est à cela que je sers. À incarner l'esprit. Les mots, qui s'en soucie? Ce ne sont que des bruits appris par cœur, pour franchir la barrière des os dans la mémoire des acteurs. C'est dans cette tête qu'est la réalité. Dans ma tête. Je suis le projecteur dans le planétarium, avec tout ce petit univers fermé visible dans le cercle de cette scène qui jaillit de ma bouche, de mes yeux et, parfois, d'autres orifices également.