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- Ce Koteks fait certainement partie d'un réseau, lui dit-il quelques jours plus tard, peut-être un réseau de cinglés, mais comment leur reprocher d'être amers? Regardez ce qui leur arrive. À l'école, comme nous tous, ils se font laver le cerveau, on leur fourre dans la tête le mythe de l'Inventeur américain - Morse et son télégraphe, Bell et son téléphone, Edison et sa lampe à incandescence, Tom Swift et ceci ou cela. Un seul homme par invention. Ensuite, quand ils sont grands, ils doivent signer en abandonnant tous leurs droits à un monstre comme Yoyodyne; puis les voilà embrigadés dans un projet, une équipe ou un brain trust, et ils disparaissent dans l'anonymat. Personne ne leur demande d'inventer quelque chose - on veut simplement qu'ils jouent leur petit rôle dans un rite parfaitement immuable, et tout tracé dans un manuel. Imaginez-vous, Œdipa, ce que c'est d'être tout seul dans ce cauchemar? Alors bien sûr, ils essaient de s'épauler, de ne pas perdre le contact. Et ils devinent tout de suite quand c'est un membre du groupe qui est là. Cela leur arrive peut-être tous les cinq ans, n'empêche qu'ils le savent immédiatement.

Metzger qui, ce soir-là, était venu au Scope voulut discuter.

- Vous êtes tellement à droite que vous vous retrouvez à gauche. Comment pouvez-vous être contre une société qui veut que ses employés abandonnent leurs brevets? On dirait la théorie des surplus, mon vieux, vous ne seriez pas vaguement marxiste, par hasard?

Comme leur ivresse s'épaississait, ce dialogue typique de la Californie du Sud dégénéra encore davantage. Œdipa était maussade. Elle était venue au Scope ce soir-là à cause de la rencontre avec Stanley Koteks, mais aussi parce que d'autres révélations s'étaient faites; les choses semblaient s'organiser, un lien se dessinait avec ce problème du courrier et de la distribution.

Il y avait cette plaque de bronze de l'autre côté de Fangoso Lagoons:

C'est ici, en 1853, qu'une douzaine d'hommes appartenant à la Wells Fargo luttèrent vaillamment contre une troupe de bandits masqués portant de mystérieux uniformes noirs. Nous devons leur description à un convoyeur, qui mourut peu de temps après. La seule autre indication était une croix, tracée dans la poussière par une des victimes. Le plus profond mystère entoure encore aujourd'hui l'identité des assassins.

Une croix? Ou l'initiale T? La même lettre que bégaie Niccolo dans The Courier's Tragedy? Œdipa réfléchit. Elle appela Randolph Driblette d'un téléphone public, pour savoir s'il avait entendu parler de cette affaire de la Wells Fargo; et si c'était pour cela qu'il avait habillé ses tueurs de noir. Le téléphone sonna interminablement, dans le vide. Elle raccrocha et partit en direction de la librairie d'occasion tenue par Zapf. Zapf en personne jaillit du cône de lumière pâle dispensée par une ampoule de 15 watts, et il l'aida à trouver le livre de poche dont Driblette avait parlé, et dont le titre anglais était Jacobean Revenge Plays.

- C'est très demandé, dit Zapf.

Le crâne sur la couverture les observait sous la lumière douteuse.

Voulait-il parler seulement de Driblette? Elle ouvrit la bouche pour le lui demander, mais n'en fit rien. C'était la première d'une longue série d'hésitations.

De retour à Echo Courts, alors que Metzger était à Los Angeles pour affaires, il devait y passer la journée, elle chercha immédiatement l'unique référence au mot Trystero. En face du vers, dans la marge, elle lut, écrit au crayon, Cf. variant, 1687 ed. Peut-être était-ce un étudiant qui avait noté cela. Cela la réconforta vaguement. Une autre lecture de ce vers éclaircirait peut-être la face obscure du terme. À en croire la brève préface, le texte était celui d'un folio, sans date. Et cette préface n'était pas signée, ce qui était pour le moins curieux. Elle vit dans les justifications de tirage que l'édition originale reliée était un ouvrage universitaire, les Pièces de Ford, Webster, Tourneur et Wharfinger, publié par The Lectern Press, Berkeley, California, en 1957. Elle se versa une bonne rasade de Jack Daniels (les Paranoids en avaient laissé une bouteille neuve la veille) et elle appela la bibliothèque de Los Angeles. Ils vérifièrent; ils n'avaient pas l'édition originale. Ils pourraient peut-être lui obtenir le volume par l'entremise d'une autre bibliothèque.

- Attendez, dit-elle. (Elle venait d'avoir une idée). L'éditeur est à Berkeley. Je vais peut-être pouvoir l'avoir directement.

Et puis elle pourrait en profiter pour aller voir John Nefastis.

Elle n'avait vu cette plaque de bronze que parce que, délibérément, un jour, elle était retournée à Lake Inverarity, à cause de ce qui devenait une obsession chez elle: elle voulait ajouter quelque chose de personnel - même si c'était sa seule présence - à ce fouillis d'intérêts commerciaux qui avaient survécu à Inverarity. Elle y mettrait de l'ordre, créant des constellations. Le lendemain, elle prit sa voiture et elle alla à Vesperhaven House, une maison de retraite qu'Inverarity avait créée à l'époque où Yoyodyne s'était installé à San Narciso. Dans le grand living-room, on aurait dit que le soleil entrait par toutes les fenêtres à la fois; un vieillard somnolait devant la télévision où l'on distinguait vaguement un dessin animé de Leon Schlesinger; une grosse mouche noire butinait dans la large raie rose pelliculeuse qui séparait en deux le crâne du vieux monsieur. Une grosse infirmière arriva en courant, armée d'une bombe d'insecticide, et elle cria à la mouche de s'envoler pour qu'elle puisse lui faire son affaire. La fine mouche resta où elle était. "Tu ennuies Mr. Thoth", lui dit-elle. Mr. Thoth se réveilla en sursaut, la mouche s'envola et s'enfuit précipitamment en direction de la porte. L'infirmière se lança à sa poursuite en projetant des nuages de poison.

- Hello! dit Œdipa.

- Je rêvais, dit Mr. Thoth. Je rêvais de mon grand-père. Il était très âgé, au moins autant que je le suis moi-même aujourd'hui, quatre-vingt-onze ans. Quand j'étais petit, je croyais que toute sa vie, il avait eu quatre-vingt-onze ans. Maintenant c'est moi, ajouta-t-il en riant, qui ai l'impression d'avoir eu quatre-vingt-onze ans toute ma vie. Ah! les histoires qu'il me racontait. À l'époque de la ruée vers l'or, il avait travaillé pour le Pony Express. Son cheval s'appelait Adolf, je m'en souviens bien.

Œdipa, aux aguets et songeant à la plaque de bronze, lui sourit et lui demanda, du ton qu'ont les petites filles pour parler à leur grand-père:

- Et est-ce qu'il a dû parfois se battre contre des desperados?

- C'était un vieillard cruel, dit Mr. Thoth, et un tueur d'Indiens. Mon Dieu, la salive lui coulait du menton en un long fil à chaque fois qu'il parlait de ces meurtres d'Indiens. Il avait dû adorer ça.

- Et dans votre rêve, de quoi s'agissait-il?

Il eut l'air un peu embarrassé.

- C'était tout mélangé avec le dessin animé de Porky Pig. (Il eut un geste en direction de l'écran). Cela finit par entrer même dans les rêves. Sale invention. Est-ce que vous avez vu celui de Porky Pig et les anarchistes?

Elle l'avait en effet vu, mais elle répondit que non.

- L'anarchiste est tout en noir. Et dans l'obscurité, on ne voit que ses yeux. Cela date des années trente. Porky Pig est un petit garçon. Les enfants m'ont dit que maintenant il a un neveu, Cicero. Vous vous souvenez, pendant la guerre, quand Porky Pig travaillait dans une usine d'armement? Lui et Bugs Bunny. Ça aussi c'était bon.

- Tout vêtu de noir, dit Œdipa pour le relancer.

- C'était tout mélangé avec les Indiens. (Il essayait de se rappeler le rêve). Ces Indiens avaient des plumes noires. Des Indiens qui n'étaient pas des Indiens. Mon grand-père m'avait raconté cela. Les plumes étaient blanches, mais ces faux Indiens brûlaient des os et ils se servaient du noir ainsi fabriqué pour teindre leurs plumes en noir. Ainsi, la nuit, ils étaient invisibles, car c'est la nuit qu'ils venaient. C'est ainsi que mon grand-père, Dieu le garde, avait compris que c'étaient de faux Indiens. Les vrais Indiens n'attaquent pas la nuit. Parce qu'un Indien tué la nuit erre pour toujours dans l'obscurité. Des païens.