"Alors, se demanda Œdipa, dans l'édition de poche que j'ai achetée chez Zapf's, où sont-ils allés chercher leur vers de Trystero? Y aurait-il encore une autre édition en plus du Quarto, du Folio, et du fragment "Whitechapel"? La préface, signée cette fois-ci par un certain Emory Bortz, titulaire d'une chaire de littérature anglaise de l'université de Californie, n'en signalait pas". Elle perdit encore une heure à lire toutes les notes, sans succès.
- Et merde! s'écria-t-elle.
Puis, après avoir démarré, elle prit la direction du campus de Berkeley, à la recherche du professeur Bortz.
Elle aurait dû se souvenir de la date du livre -1957. Un autre monde. La fille au bureau de la faculté d'anglais lui dit que le professeur Bortz ne faisait plus partie de l'université. Il enseignait maintenant au San Narciso College, San Narciso, Californie.
"Bien sûr, se dit Œdipa en faisant la grimace, comment pourrait-il être ailleurs?" Elle nota l'adresse, et sortit en se demandant qui avait publié cette édition de poche. Elle l'avait oublié.
C'était l'été, un jour de semaine, et le milieu de la semaine; pas le moment pour voir un campus en pleine activité, si Œdipa se fiait à son expérience. C'était pourtant ce qui se passait. Elle descendit de Wheeler Hall, franchit Sather Gate et arriva sur un vaste patio plein de velours à côtes, de jeans, de jambes nues, de cheveux blonds, de lunettes à monture de corne, de chaînes de bicyclettes qui brillaient au soleil, de sacs de livres, de longues pétitions qui traînaient jusqu'à terre, d'affiches à la gloire d'acronymes indéchiffrables, du FSM, du YAF, ou encore du VCD, il y avait de la mousse de savon dans la fontaine, et des étudiants nez à nez qui causaient. Son gros livre sous le bras, elle traversa la cohue, attirée, anxieuse, une étrangère, elle aurait voulu se sentir des leurs, mais elle savait bien que c'était un autre univers. Ses études, elle les avait faites à une époque de calme, de froideur plutôt, où chacun vivait dans un monde à soi, indifférent aux autres étudiants, mais aussi à ce qu'il y avait autour, ou dans l'avenir. Sans doute une réaction naturelle devant un certain nombre de désordres pathologiques dans les hautes sphères dont seule la mort était venue à bout. Berkeley, maintenant, ne ressemblait plus du tout à l'université somnolente qu'elle avait connue, mais plutôt à ces universités orientales ou sud-américaines où la révolution permanente pouvait à tout moment remettre en question la tradition culturelle la plus sacrée, où s'exprimaient les contestations les plus radicales, voire suicidaires - tout ce qu'il faut pour renverser les gouvernements. Mais c'était bien de l'anglais qu'elle entendait en traversant Bancroft Way parmi les enfants blonds et le grondement des Honda et des Suzuki; de l'anglais d'Amérique. Où étaient donc passés les secrétaires James et Foster, et le sénateur Joseph McCarthy, ces chères vieilles choses qui avaient si gentiment veillé sur la paisible jeunesse d'Œdipa? Dans un autre monde. Sur une autre voie, après d'autres choix et d'autres décisions, des aiguillages fermés, et les aiguilleurs sans visage qui les avaient manœuvrés avaient tous été déplacés, tous avaient foutu le camp, ils avaient sombré dans la folie, l'héroïne, l'alcool, le fanatisme, dissimulés sous de fausses identités, disparus à jamais. À eux tous, ils avaient réussi à faire d'Œdipa un être rare en vérité, certainement peu doué pour les manifs en général, mais très doué pour la chasse aux mots curieux dans les textes élisabéthains.
Elle arrêta l'Impala dans une station-service quelque part sur l'étendue grise de Telegraph Avenue et, dans un annuaire, elle trouva l'adresse de John Nefastis. Elle roula jusqu'à un immeuble construit dans un style mexicain d'opérette, et elle chercha son nom parmi les boîtes aux lettres de modèle réglementaire pour la poste des USA, elle gravit un escalier extérieur, suivit une rangée de fenêtres avec des rideaux, et trouva finalement sa porte. Il avait les cheveux coupés en brosse et l'air d'un gamin, comme Koteks, mais il portait une chemise avec des motifs polynésiens qui devait dater de la présidence d'Harry S. Truman.
Elle se présenta et prononça le nom de Stanley Koteks.
- Il a dit que vous sauriez me dire, ajouta-t-elle, si je suis une "Sensitive" ou pas.
Quand elle était arrivée, Nefastis était occupé à regarder à la télévision des gosses danser une sorte de Watusi.
- J'aime bien les émissions pour les jeunes, expliqua-t-il. Elles ont quelque chose d'intéressant, ces gamines, à cet âge-là.
- Mon mari est comme vous, je comprends très bien.
John Nefastis lui fit un grand sourire, simpatico, et il alla chercher sa machine dans un atelier derrière. Elle était bien comme sur le brevet.
- Vous savez comment ça fonctionne?
- Stanley m'a un peu expliqué.
À la grande stupéfaction d'Œdipa, il se mit alors à parler d'entropie. Ce mot lui faisait le même effet que Trystero à Œdipa. Mais c'était beaucoup trop technique pour elle. Elle comprit cependant qu'il y avait deux sortes d'entropies différentes. L'une concernait les moteurs, l'autre la communication. Dans les années trente, leurs deux équations avaient semblé très similaires. Coïncidence. Les deux domaines étaient complètement séparés, sauf sur un point: le Démon de Maxwell. Quand le Démon était assis en train de trier ses molécules en chaud et en froid, on disait que le système perdait son entropie. Mais cette perte se trouvait effacée par l'information acquise par le Démon concernant la distribution des molécules.
- La communication, c'est la clef! s'écria Nefastis. Le Démon passe son information à l'être sensible, qui doit réagir. Dans cette boîte, il y a des milliards de molécules. Le Démon rassemble les informations sur toutes. Et il doit pouvoir communiquer cette énorme énergie, et renvoyer environ la même quantité d'informations sur toutes. Et il doit pouvoir communiquer à un certain niveau psychique. L'être sensible doit recevoir cette énorme énergie, et renvoyer environ la même quantité d'information. Pour que le cycle continue. Au niveau profane, on ne voit qu'un piston qui bouge. Un petit mouvement, tout seul, en face de cette masse complexe d'informations, et qui se trouve détruite à chaque rotation.
- Oh! moi, dit Œdipa, je suis complètement perdue.
- L'entropie est une figure de style, alors, soupira Nefastis, une métaphore, qui unit le monde de la thermodynamique à celui de l'information. La machine se sert des deux. Le Démon rend cette métaphore non seulement verbalement élégante, mais objectivement vraie.
Elle se faisait l'effet d'être hérétique:
- Mais si ce Démon n'existait que parce que les deux équations se ressemblent? À cause de la métaphore?
Nefastis sourit; impénétrable, calme, le vrai croyant.
- Il existait pour Clerk Maxwell bien avant le temps des métaphores.
Mais Clerk Maxwell avait-il été un tel fanatique en ce qui concerne la réalité de son Démon? Elle regarda la photographie collée sur la boîte, et qui montrait Clerk Maxwell de proficlass="underline" impossible de le regarder dans les yeux. Il avait un front rond et lisse, et une curieuse bosse derrière la tête, couverte de cheveux ondulés. L'œil que l'on voyait semblait doux et réservé, mais Œdipa se demanda quels troubles psychiques, quelles crises, quels spectres surgissant au beau milieu de la nuit pourraient bien se développer à partir des subtilités jaillies de sa bouche dissimulée derrière une barbe fournie.