- Regardez bien l'image, dit Nefastis, et concentrez-vous sur un cylindre. Ne craignez rien. Si vous êtes sensible, vous saurez lequel choisir. Laissez votre esprit ouvert au message du Démon. Je reviens.
Il retourna à son écran de télévision, c'était maintenant un dessin animé de Yogi Bears, il fut suivi d'un autre Yogi Bears, d'un Magilla Gorilla et d'un Peter Potamus. Pendant tout ce temps, elle resta à fixer le profil énigmatique de Clerk Maxwell, à attendre que le Démon communiquât.
"Es-tu là, petit bonhomme, demanda Œdipa au Démon, ou bien Nefastis se moque-t-il de moi?" À moins qu'un piston se mette en marche, elle ne le saurait jamais. Sur la photo, on ne voyait pas les mains de Clerk Maxwell. Peut-être tenait-il un livre? Il regardait au loin, sans doute quelque paysage victorien dont la lumière avait disparu à jamais. L'anxiété d'Œdipa augmentait. On aurait dit que, derrière sa grande barbe, il s'était mis à vaguement sourire. En tout cas, le regard avait changé...
Et là. Au sommet de ce qu'elle pouvait voir: le piston de droite n'avait-il pas bougé? Un tout petit peu? Elle ne pouvait pas regarder directement, car ses instructions étaient de ne pas quitter Clerk Maxwell des yeux. Les minutes passèrent, les pistons restaient immobiles, comme gelés. Les voix aiguës des personnages des dessins animés sortaient du poste de télévision. Ç'avait été seulement un éclair sur sa rétine, le court-circuit d'une cellule nerveuse. Une personne vraiment sensible en verrait-elle davantage? Une peur viscérale l'envahit: et si rien ne se passait? Mais pourquoi se faire du souci? Nefastis n'est qu'un cinglé, c'est tout, un cinglé sincère. La vraie personne sensible, c'est simplement celle qui peut partager les hallucinations du malheureux, ce n'est pas plus compliqué que ça.
Ce serait merveilleux de les partager, ces hallucinations. Elle essaya pendant encore un bon quart d'heure à répéter: "Si tu es là, montre-toi. J'ai besoin de toi, montre-toi". Mais il ne se passa rien. Elle l'appela: "Excusez-moi, mais ça ne sert à rien".
Curieux, elle avait presque envie de pleurer, tant elle était déçue. Nefastis s'approcha et passa le bras autour de ses épaules.
- OK! OK! Ne pleurez pas. Venez sur le canapé, ça va être les informations. On peut faire ça là.
- Ça quoi? demanda Œdipa.
- Avoir des relations sexuelles. Peut-être qu'ils vont parler de la Chine. J'aime bien faire ça pendant qu'ils parlent du Viêt-Nam, mais la Chine, c'est encore mieux. On pense à tous les Chinois qui grouillent, à cette profusion de vie, c'est ça qui est sexy, hein?
- Au secours! hurla Œdipa.
Et elle se sauva en courant, tandis que Nefastis claquait des doigts dans la pièce sombre derrière elle, hippy-hippy, oh-go ahead-then-chick, il avait dû apprendre ça en regardant la télévision.
- Et dites bonjour à ce vieux Stanley! lui cria-t-il, pendant qu'elle dégringolait quatre à quatre en direction de la rue.
Elle jeta un foulard par-dessus la plaque minéralogique. Et elle fonça le long de Telegraph Avenue.
Elle pilota de façon plus ou moins automatique jusqu'au moment où un gamin en Mustang, sans doute incapable de contenir le sentiment de virilité que lui donnait cette bagnole, faillit bien la foutre en l'air, et c'est alors qu'elle comprit qu'elle était sur l'autoroute en direction de Bay Bridge, et qu'il était rigoureusement impossible d'en sortir. Et puis, en plus, c'était l'heure de pointe. Œdipa était absolument terrifiée, elle avait cru que ce genre d'embouteillage, ça n'existait qu'à Los Angeles, ou dans des coins comme ça. Quelques minutes plus tard, du haut du pont, elle vit San Francisco en dessous, la ville était noyée dans le smog. "La brume, voilà ce que c'est, se dit-elle, de la brume". Comment pourrait-il y avoir du smog à San Francisco? Le smog, d'après le folklore, ça ne commençait que bien plus au sud. Il fallait une certaine inclinaison du soleil.
Parmi les échappements, la sueur et la mauvaise humeur qui règnent sur une autoroute américaine par un beau soir d'été, Œdipa Maas médita sur ce problème de Trystero. Le silence de San Narciso - la surface calme de la piscine, les ondulations paisibles des rues résidentielles qui semblaient dessinées par un râteau dans le sable d'un jardin japonais - tout cela semblait moins favorable à la réflexion que la folie furieuse qui régnait sur cette autoroute.
Pour John Nefastis (pour prendre un exemple récent), il se trouvait que deux formes d'entropies, thermodynamique et d'information, se ressemblaient, simple coïncidence, peut-être, lorsqu'on les transcrivait sous forme d'équations. Mais il avait rendu cette coïncidence respectable, avec l'aide du Démon de Maxwell.
Œdipa se trouvait confrontée à une métaphore qui comportait Dieu sait combien de morceaux; plus que deux, en tout cas. Et les coïncidences fleurissaient de partout, depuis quelques jours; et elle n'avait que ce mot Trystero, un son, pour relier tout cela.
Elle savait déjà un certain nombre de choses: Trystero s'était opposé en Europe au système postal de Thurn & Taxis; son symbole était un cor de poste avec une sourdine; à une certaine date avant 1853, il apparaît en Amérique et lutte contre le Pony Express et la Wells Fargo, soit sous l'aspect d'outlaws en noir, ou bien déguisés en Indiens; il survit en Californie, comme un moyen de communication pour les minorités sexuelles, les inventeurs qui croient à la réalité du Démon de Maxwell, et peut-être bien son mari, Mucho Maas (mais il y avait belle lurette qu'elle avait jeté la lettre de Mucho, si bien que Genghis Cohen ne pourrait examiner le timbre, alors pour en être sûr, il lui faudrait demander à Mucho lui-même).
Ou bien Trystero existait concrètement, ou bien c'était un fantasme d'Œdipa, obsédée et interpénétrée par la succession du mort. Ici, à San Francisco, loin des aspects réels de cette succession, il était peut-être encore possible de laisser tout cela se désintégrer tranquillement. Ce soir, elle n'avait qu'à aller au hasard, voir qu'il ne se passait rien, pour se convaincre que c'était purement nerveux, un petit rien que son psychiatre réglerait sans difficulté. Elle quitta l'autoroute à North Beach, et finit par se garer dans une rue latérale en pente, parmi les entrepôts. Puis elle se mêla à la foule qui envahissait Broadway en début de soirée.
Moins d'une heure plus tard, elle avait déjà repéré un cor postal avec une sourdine. Elle se promenait dans une rue pleine de types d'un certain âge en costume Roos Atkins, quand elle se heurta à un groupe de touristes bruyants qui descendaient, avec leur guide, d'un bus Volkswagen, en route pour découvrir la vie nocturne de San Francisco. "Laissez-moi vous accrocher ça", lui dit une voix à l'oreille, et elle se retrouva avec un gros badge cerise sur un sein. On pouvait y lire: SALUT! JE M'APPELLE ARNOLD SNARB! ET JE VOUDRAIS M'AMUSER UN PEU! Œdipa regarda autour d'elle et elle vit un visage de chérubin disparaître en lui faisant un clin d'œil, parmi les vestes aux épaules naturelles sans rembourrage et les chemises à rayures.
On entendit un grand coup de sifflet et Œdipa se retrouva au beau milieu d'un troupeau de touristes à insignes que l'on poussait vers un bar qui s'appelait The Greek Way. "Ah! non, pensa Œdipa, pas encore une boîte de pédés, non!" Et, pendant une minute, elle essaya de se dégager de ce flot humain, mais elle se rappela qu'elle avait décidé ce soir-là de laisser faire le hasard.
- Nous allons, commença leur guide, voir les membres du troisième sexe, pour qui cette ville sur la baie est réputée. Certains trouveront l'expérience curieuse, mais souvenez-vous, essayez de ne pas avoir l'air d'une bande de touristes. Et si on vous fait des propositions, c'est pour rire, ça fait partie de la vie nocturne spéciale de North Beach. Vous avez droit à deux consommations, et quand vous entendrez le sifflet, ça voudra dire qu'il faut venir au trot vous rassembler ici. Et si vous avez été sages, on ira ensuite chez Finocchio's.