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Il coupa. Il y avait quelque chose qui n'allait pas.

- Edna Mosh? demanda Œdipa.

- Mais ça sortira bien, dit Mucho, je tenais compte de la distorsion, quand ils vont mettre ça sur bande.

- Où est-ce qu'ils l'emmènent?

- À l'hôpital, je crois, en observation. Je me demande ce qu'ils vont bien pouvoir observer.

- Des Israéliens, en train d'entrer par les fenêtres. S'il n'y en a pas, c'est qu'il est fou.

Il arrivait une véritable armée de flics, qui bavardaient. Ils dirent à Œdipa de ne pas s'éloigner de Kinneret, au cas où il y aurait un complément d'enquête. Elle finit par regagner sa voiture de location, et elle suivit Mucho jusqu'au studio. C'est lui qui faisait la tranche horaire d'une heure à six heures.

Dans le hall, en face du bureau du télétype qui crépitait, tandis que Mucho tapait son histoire à la machine dans un bureau en haut, Œdipa tomba sur le directeur des programmes, Caesar Funch.

- Je suis bien content de vous revoir, lui dit-il, ayant visiblement oublié son prénom.

- Ah! tiens.

- Franchement, depuis votre départ, Wendell n'était plus le même.

- Et qui donc, dit Œdipa en faisant de son mieux pour piquer une colère parce que Funch avait raison, était-il devenu, s'il vous plaît: Ringo Starr? (Funch se fit tout petit). Chubby Checker? (Elle le poursuivit en direction du hall). The Righteous Brothers? Et pourquoi me dites-vous ça?

- Tous, dit Funch en essayant de cacher sa tête, Mrs. Maas.

- Appelez-moi donc Edna. Que voulez-vous dire?

- Derrière son dos, dit Funch d'un ton plaintif, ils l'appellent the Brothers N. Il est en train de perdre son identité, Edna, comment expliquer cela autrement? De jour en jour, Wendell est de moins en moins lui-même, et de plus en plus générique. Il arrive au conseil de rédaction, et soudain la pièce est pleine de monde, vous comprenez, à lui tout seul, il est une assemblée.

- C'est un coup de votre imagination, dit Œdipa. Vous avez encore fumé ces cigarettes sans rien d'imprimé dessus.

- Vous verrez. Ne vous moquez pas de moi. Nous devons faire front ensemble. Parce que, qui d'autre se soucie de lui?

Elle s'assit toute seule devant le Studio A, elle écoutait le collègue de Mucho, "Rabbit" Warren, qui passait des disques. Mucho descendit l'escalier, ses textes sous le bras. Il faisait preuve d'une sérénité qu'elle ne lui avait jamais vue. D'habitude, il courbait le dos, il clignotait des yeux. Il n'était plus du tout comme cela.

- Attends-moi, dit-il en souriant; et il s'éloigna le long du hall.

Elle le suivit des yeux, en s'efforçant de le voir tout auréolé de chatoiements.

Il ne passait pas tout de suite. Ils descendirent en voiture jusqu'à une pizzeria en ville, et ils restèrent assis là à se regarder à travers les reflets dorés d'une chope de bière.

- Comment ça va avec Metzger? demanda-t-il.

- Il n'y a rien.

- Plus rien, du moins, dit Mucho. Je l'ai compris quand tu parlais au micro.

- Pas mal, dit Œdipa.

Elle ne pouvait imaginer l'expression sur son visage.

- Extraordinaire, dit Mucho, tout. Attends. Écoute. (Elle n'entendait rien de si remarquable). Il y a dix-sept violons dans ce passage, dit Mucho, et l'un d'eux - je ne sais pas où il était parce que c'est en monophonie.

Elle comprit tout à coup qu'il parlait de la musique d'ambiance latente depuis qu'ils étaient au bar, subliminale, s'infiltrant sans qu'on la remarquât, les cordes, les bois, les cuivres avec leurs sourdines.

- De quoi parles-tu? lui demanda-t-elle, vaguement anxieuse.

- Son mi. Il est trop aigu. Ce n'est certainement pas un musicien de studio. Crois-tu que quelqu'un saurait, à partir de ce mi, faire le coup de l'os de dinosaure, Œd? Imaginer son oreille, les muscles de ses mains, de ses bras, l'homme tout entier. Ce serait formidable, n'est-ce pas?

- À quoi bon?

- Il était réel, ça n'avait rien de synthétique. Ils pourraient, s'ils le voulaient, se passer des musiciens vivants. S'ils voulaient rassembler les harmoniques à la puissance voulue, ce serait comme un violon, comme...

Il hésita puis fit un large sourire.

- Tu vas me croire fou, Œd. Mais je peux faire la même chose à l'envers. Écouter n'importe quoi et en séparer les éléments. Une analyse spectrale, dans ma tête. J'arrive à analyser les accords, les timbres, mais aussi les voix, je les décompose jusqu'à leurs différentes fréquences, je les écoute, séparément, mais toutes à la fois.

- Comment fais-tu cela?

- C'est comme si j'avais un canal pour chaque chose, et s'il m'en faut davantage, j'ai toute une gamme possible. J'ajoute ce dont j'ai besoin. Je ne sais pas comment ça marche, mais, depuis quelque temps, j'arrive à le faire avec des gens qui parlent. Dis crémeux et chocolaté.

Il était tout surexcité.

- Crémeux et chocolaté, dit Œdipa.

- Oui.

Mucho resta silencieux.

- Et alors? demanda Œdipa, au bout d'une ou deux minutes, avec une certaine anxiété.

- J'ai remarqué cela l'autre soir en écoutant Rabbit qui lisait une annonce publicitaire. Peu importe celui qui parle, le spectre est le même, à quelques pourcentages près. Si bien que Rabbit et toi, vous avez maintenant quelque chose de commun. Et même plus. Tous ceux qui prononcent les mêmes mots ne font qu'une seule et même personne si les spectres sont les mêmes, seulement pas en même temps. Tu piges? Mais le temps est arbitraire. Tu places le point zéro où tu veux, ensuite tu peux faire varier le temps de chacun pour les faire coïncider. Alors tu peux si tu veux avoir deux cents millions de voix qui répètent ensemble crémeux et chocolaté, en chœur, avec tous la même voix.

- Mucho, dit-elle avec un rien d'impatience dans la voix, mais aussi une folle anxiété, c'est ça que veut dire Funch quand il prétend que tu es à toi tout seul une pièce pleine de gens?

- C'est ce que je suis, mais tout le monde est pareil.

Il la regarda fixement, peut-être avait-il eu des visions d'harmonie universelle comme d'autres ont des orgasmes. Son visage avait pris une expression douce et sereine. Elle ne le reconnaissait plus, elle sentit la panique l'envahir.

- Maintenant, quand je mets le casque, ajouta Mucho, je comprends tout, et quand ces gosses chantent She loves you, eh bien, tu sais, c'est pour de bon, elle l'aime, et elle, c'est autant de gens qu'on veut, dans le monde entier, à travers les âges, de formes loin de la mort ou tout près: elle aime. Et you, c'est tout le monde aussi, et elle-même, Œdipa, la voix humaine, si tu savais quel miracle c'est.

Il avait les yeux noyés de larmes, et de la couleur de la bière.

- Baby, dit-elle, impuissante, se demandant ce qu'elle pourrait bien faire pour lui.

Il posa sur la table une petite bouteille de plastique transparent. Elle regarda les pilules qui s'y trouvaient.

- C'est du LSD? demanda-t-elle. (Mucho sourit). Où as-tu trouvé ça?

Elle le savait.

- Hilarius. Il a décidé de s'occuper aussi des maris.

- Écoute, lui dit Œdipa, en essayant de parler sérieusement. Depuis combien de temps prends-tu cette saloperie?

Il ne savait plus.

- Peut-être n'es-tu pas encore intoxiqué.

- Mais, Œd, lui dit-il d'un air étonné. On ne s'intoxique pas avec ça. Ce n'est pas comme les drogues. Tu le prends parce que c'est bon, parce que tu entends, tu vois toutes sortes de choses, tu les sens, tu les goûtes, comme jamais tu ne l'avais fait. Tu vis dans un monde d'abondance éternelle, baby. Tu deviens comme une antenne, tu communiques la tienne.

Il lui parlait avec patience, sur un ton maternel. Œdipa aurait voulu lui foutre sa main sur la gueule.