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- Leurs chansons, ajouta-t-il, ce n'est pas seulement ce qu'ils disent, c'est ce qu'ils sont, c'est de la musique pure. C'est quelque chose de nouveau. Même mes rêves ont changé.

- Oh! bon Dieu. (Elle secoua ses cheveux, furieuse). Alors, comme ça, tu n'as plus de cauchemars? Splendide. Ta dernière petite amie a bien de la chance: à cet âge, il leur faut tout le sommeil possible.

- Mais non, Œd, il n'y a pas de fille, je t'assure. Ce cauchemar, tu sais, à propos du parking? Je ne pouvais jamais t'en parler. Maintenant, je peux, ce n'est plus une hantise pour moi. C'était la pancarte qui m'effrayait. Dans le rêve, il s'agissait d'une journée très ordinaire, et puis soudain sans prévenir, vlan, la pancarte NADA. Nous faisions partie de la National Automobile Dealer's Association, l'association nationale des marchands de bagnoles. La pancarte en fer qui se balance et qui répète nada, nada, nada sur le fond bleu du ciel, comme chez Hemingway. Je me réveillais en sursaut en poussant des hurlements.

Elle ne l'avait pas oublié. Maintenant ça ne lui arriverait plus, des frayeurs pareilles, tant qu'il prendrait ses pilules. Elle ne pouvait pas admettre que lorsqu'elle l'avait quitté pour San Narciso, c'était la dernière fois qu'elle avait vu Mucho. Une si grande partie de lui-même avait déjà disparu.

- Écoute, dit-il, Œd, devine.

Non, elle ne voyait pas du tout ce que c'était. Quand il fut l'heure de retourner au studio, il lui montra les pilules.

- Tu peux les prendre, dit-il.

Elle fit non de la tête.

- Tu retournes à San Narciso?

- Ce soir, oui.

- Mais les flics?

- Je serai une fugitive.

Elle devait par la suite être incapable de retrouver autre chose de leur conversation. Au studio, tout le monde s'embrassa. Mucho s'éloigna en sifflant quelque chose de compliqué, dodécaphonique. Œdipa resta assise, le front appuyé au volant. Elle se souvint qu'elle avait oublié de lui parler de la flamme Trystero sur la lettre qu'il lui avait envoyée. Mais cela ne faisait plus aucune différence.

VI

De retour à Echo Courts, elle tomba sur Miles, Dean, Serge et Leonard tous groupés autour du plongeoir ou grimpés dessus avec leurs instruments. Ils étaient parfaitement immobiles et le groupe semblait avoir été composé par un photographe invisible, en train de préparer la couverture d'un disque.

- Qu'est-ce qui se passe? demanda Œdipa.

- Eh bien, votre jeune homme, commença Miles, Metzger, il a vraiment fait de la peine à Serge, notre chanteur. Le pauvre gosse, il en est complètement retourné.

- Ça oui, m'dame, dit Serge. J'ai même écrit une chanson là-dessus, et dans l'arrangement il n'y a que moi. Voici ce que ça donne:

La Chanson de Serge

Comment peut un pauvre surfer

Garder la fille qu'il a trouvée

Avec tous ces Humbert Humbert

Qui poursuivent les Lolita

Baby c'était pour moi la femme

Une nymphette de plus pour lui

Pourquoi est-ce qu'elle est partie

En me laissant si seul si triste

Mais maintenant qu'elle est partie

Faut trouver une autre baby

Mais la génération des vieux

M'a appris ce qu'il fallait faire

Hier soir j'avais rendez-vous

Et la gosse n'avait pas huit ans

Nous sommes tous les deux des swingers

On se retrouvera le soir

Au bout du terrain de football

Derrière l'école primaire 33

Ça c'est vraiment le truc génial

- Ça veut dire quoi, tout ça? demanda Œdipa.

Ils le lui répétèrent en prose. Metzger et la petite amie de Serge étaient partis dans le Nevada pour se marier. Serge, soumis à un interrogatoire serré, finit par confesser que le passage à propos de la gamine qui n'avait pas huit ans était jusqu'à nouvel ordre purement imaginaire, mais qu'il glandait avec beaucoup d'assiduité autour des terrains de jeux, et que ça n'allait pas traîner. Dans la chambre d'Œdipa, Metzger avait laissé un mot sur le poste de télévision lui disant de ne ne pas s'en faire pour la succession, il avait refilé le dossier à un membre du cabinet Warpe, Wistfull, Kubitschek & McMingus, ils prendraient contact avec elle, et tout était arrangé avec le tribunal. Rien ne rappelait dans ce billet qu'Œdipa et Metzger avaient été plus l'un pour l'autre que deux exécuteurs du même testament.

"Ce qui signifie, pensa Œdipa, que nous n'avons jamais été autre chose". Elle aurait dû se sentir plus classiquement blessée, mais elle avait d'autres chats à fouetter. Elle défit ses bagages puis donna un coup de biniou à Randolph Driblette. Le téléphone sonna une bonne dizaine de fois avant qu'on décroche. Ce fut une vieille dame qui répondit:

- Je suis désolée, nous n'avons rien à dire.

- Qui est à l'appareil? demanda Œdipa.

Soupir.

- C'est sa mère, dit la voix. Nous ferons un communiqué demain à midi. Il sera lu par notre avocat.

Puis elle raccrocha. Qu'avait-il bien pu arriver à Driblette? Elle décida de rappeler plus tard. Dans l'annuaire, elle trouva le numéro du professeur Emory Bortz, et cette fois-ci, elle eut plus de chance. Une femme prénommée Grace répondit sur un fond de voix enfantines.

- Il prépare du ciment pour construire un patio. Subtile plaisanterie qui dure environ depuis le mois d'avril. Il est avec ses étudiants, il s'installe au soleil, tous se mettent à boire de la bière, il bombarde les mouettes avec les bouteilles. Vous feriez mieux de lui parler avant qu'ils n'en soient à ce stade. Maxine, pourquoi ne lances-tu pas ça à ton frère, il est plus mobile que moi. Vous saviez qu'Emory avait fait une nouvelle édition de Wharfinger, et qu'elle va paraître... (Mais la date fut oblitérée par un grand fracas suivi d'un rire hystérique d'enfant, et de cris suraigus). Oh! mon Dieu. Avez-vous déjà rencontré une infanticide? Si vous voulez en voir une, dépêchez-vous, c'est peut-être une chance unique.

Œdipa prit une douche, enfila un sweater, une jupe et des tennis, elle releva ses cheveux pour se donner l'air d'une étudiante, elle ne força pas trop sur le maquillage. Elle se dit avec effroi qu'il s'agissait moins de Bortz ou de Grace que de Trystero.

Elle passa en voiture devant le magasin de livres d'occasion chez Zapf, et fut très alarmée quand elle vit qu'il ne restait plus du magasin qu'un tas de débris calcinés là où il se dressait encore une semaine auparavant. Il flottait encore une odeur de cuir brûlé. Elle s'arrêta et entra dans la boutique de surplus du gouvernement qui se trouvait à côté. Le propriétaire lui dit que Zapf, ce pauvre con, avait foutu le feu à sa propre boutique pour toucher la prime d'assurance.

- S'il y avait rien qu'un peu de vent, proclama ce digne citoyen, je flambais avec. D'ailleurs, le bâtiment ici n'a été bâti que pour durer cinq ans. Apparemment, Zapf ne pouvait pas attendre. Vous parlez, des bouquins.

Elle eut le sentiment que seule son excellente éducation empêchait ce personnage de cracher par terre.

- Si vous voulez vendre des trucs d'occasion, conseilla-t-il à Œdipa, cherchez d'abord où il y a de la demande. Cette saison-ci, c'est les fusils. Il est venu un type cet après-midi, il m'en a acheté deux cents d'un coup, pour une équipe de tir. J'aurais pu lui vendre en même temps deux cents brassards à croix gammée, seulement, manque de bol, j'étais en rupture de stock.

- Des croix gammées dans les surplus du gouvernement? s'étonna Œdipa.