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Je cligne des yeux de surprise et d’irritation. C’est pour nous un sujet sensible : pourquoi remuer le couteau dans la plaie ?

Je dis un peu fermement : « Cela ne se serait jamais produit, monsieur. Nous autres Britanniques, nous sommes des loyalistes, vous savez.

— Oui. Évidemment. Mais il y avait un risque après tout. Une chance sur deux, selon nos estimations de l’époque. C’était une période délicate. Le haut commandement s’est donc dit : envoyons quelques légions là-bas, histoire de s’assurer qu’ils restent bien dans le rang. C’était bien avant votre époque, je suppose. »

Je tiens toujours à la main mon gobelet de vin que je n’ai pas encore touché. Mais, à cet instant, je le porte nerveusement à mes lèvres et en bois une bonne rasade.

Oubliant toute correction, je me sens obligé de défendre mon peuple. Avec une solennité un peu ridicule je lui dis : « Laissez-moi vous dire, général, que je ne suis pas aussi jeune que vous semblez le croire et je peux vous affirmer qu’il n’y avait pas le moindre risque de voir la Britannie rejoindre les rangs des rebelles. Pas le moindre. »

Une lueur – d’amusement ? d’irritation ? – passe dans son regard.

« À priori, oui, certainement. Mais nous avons pensé différemment pendant un certain temps, au tout début. Quel âge aviez-vous au juste lorsque la guerre a éclaté, mon garçon ? »

Je déteste ce ton condescendant. Je ne fais rien pour cacher mon indignation.

« Dix-sept ans, monsieur. J’ai servi dans la douzième légion britannique, sous Aelius Titianus Rigisamus. J’ai connu l’épreuve du feu en Gaule et en Lusitania. Dans le régiment des aérostiers.

— Ah. » Il ne s’attendait pas à ça. « Alors, je vous ai mal jugé.

— Et ma nation avec, je dois dire. Quelles que soient les rumeurs que vous ayez pu entendre à cette époque troublée, elles n’étaient rien d’autre que de pures fabrications de l’ennemi.

— En effet, dit le général. En effet. » Son ton se fait plus doux, mais ses yeux sont plus pétillants et plus féroces que jamais et il ne desserre pas la mâchoire.

Adriana Frontina, horrifiée par le ton résolument agressif de notre échange, me fait des signes désespérés des yeux pour me faire changer de sujet. Son amie Lucilla, la rousse, en revanche, semble s’amuser de notre petite altercation. Marcellus Frontinus s’est retourné, pas tout à fait par hasard, pour donner des ordres aux serviteurs afin qu’ils préparent le banquet.

Je mets quand même un peu plus les pieds dans le plat. « Monsieur, nous autres Britanniques, sommes des Romains, au même titre que n’importe qui d’autre dans l’Empire. À moins que vous ne pensiez que nous nous accrochons toujours à quelques vieilles rancunes nationales remontant au temps de Claudius ? »

Cassius Frontinus demeure silencieux l’espace d’un instant, en m’étudiant attentivement.

« En effet, finit-il par dire. C’est à cela que je pensais, pour tout vous dire. Mais le problème n’est pas là. Tous ceux qui, un jour ou l’autre, ont été assimilés par l’Empire, gardent quelque part de vieilles rancunes, même s’ils revendiquent être romains. Les Teutons, les Britanniques, les Hispaniques, les mangeurs de grenouilles, tous. Ce qui explique que nous ayons connu deux renversements dans notre système en moins d’un siècle, vous ne croyez pas ? Mais non, mon garçon, je ne voulais pas mettre en doute la loyauté de votre peuple, loin de moi cette idée. Voyez cela comme une maladresse de ma part. Mille excuses, mon ami. »

Il jette un œil à mon gobelet que j’ai vidé sans m’en apercevoir.

« Vous prendrez bien un autre verre, n’est-ce pas ? Moi, aussi. » Il claque des doigts à l’adresse d’un serviteur. « Garçon ! Garçon ! Un peu plus de vin par ici ! »

J’ai comme le sentiment que ma conversation avec le célèbre héros de guerre Cassius Lucius Frontinus n’a pas été un franc succès et qu’il serait temps pour moi de me retirer. Je lance un regard impuissant à Adriana qui comprend aussitôt et vient à ma rescousse : « Cymbelin vous a accaparé suffisamment de votre temps, mon oncle. Et regardez, le praefectus urbi est arrivé : nous devons absolument le présenter à notre invité. »

Oui. Il le faut vraiment, avant que je ne commette une autre bourde. Je m’incline de nouveau en lui adressant mes excuses, puis Adriana me prend par un bras, Lucilla par l’autre, et elles m’emmènent de l’autre côté de l’immense salle.

« J’ai été plutôt maladroit, non ? Je demande.

— Mon oncle aime les hommes qui lui tiennent tête, dit Adriana. À l’armée, personne n’a jamais osé lui répondre.

— Mais tout de même, me montrer aussi impoli… envers le grand homme qu’il est, moi qui ne suis qu’un provincial de passage…

— C’est lui qui a fait preuve d’indélicatesse, dit Lucilla passionnément. Oser traiter vos concitoyens de traîtres ! Comment a-t-il pu dire une telle chose ? » Puis, d’une voix beaucoup plus douce, elle me chuchote à l’oreille : « Je vous emmènerai à Pompéi demain. Je suis sûre que vous trouverez cela beaucoup moins ennuyeux. »

Elle vient me chercher à l’hôtel après le petit déjeuner, dans un superbe quadrige en bois d’acajou décoré de pièces de soie et de dorures, tiré par deux magnifiques chevaux blancs et deux juments louvettes. En comparaison, celui que Marcellus Frontinus m’a envoyé la veille paraît presque ridicule. Je l’ai comparé au char d’un empereur, mais je me trompais complètement, celui-ci doit être plus proche de la réalité.

« Vous êtes venue de Rome avec ? lui demandé-je.

— Oh non, je suis descendue en train. J’ai emprunté ce char à Druso Tiberio. Il aime bien ce genre de choses. »

Je n’avais croisé que très furtivement le jeune Frontinus à la soirée et il ne m’avait guère fait bonne impression : c’était un jeune homme très doux, pommadé et parfumé, avec trois ou quatre bagues à chaque main, des mouvements langoureux et des soupirs délicats, il avait tout d’un prince. Toute la soirée, il avait échangé sans vergogne des œillades avec son séduisant compagnon Ezio, qui avait l’air aussi stupide qu’un gladiateur, ce qu’il avait dû être.

« Combien peut coûter un tel quadrige ? Cinq millions de sesterces ? Dix ?

— Bien plus encore sans doute.

— Et il vous le prête pour la journée, comme ça ?

— Oh, vous savez, ce n’est pas celui qu’il préfère mais le deuxième. Druso est le fils d’un homme riche après tout, il est très gâté. Marcello ne lui refuse jamais rien. Je pense personnellement que c’est terrible.

— Terrible, en effet. »

Si Lucilla perçoit l’ironie dans ma voix, elle n’en laisse rien paraître.

« Mais après tout, s’il est disposé à prêter un de ses superbes petits chars à l’amie de sa sœur un jour ou deux…

— … pourquoi ne pas en profiter, pas vrai ?

— Pourquoi pas, en effet. »

Et nous voilà partis le long de la route côtière tous les deux, cette belle et voluptueuse inconnue à crinière rousse et moi, roulant vers Pompéi dans un quadrige qui aurait fait rougir d’envie un César. Les autres chars nous cèdent le passage sur la route, comme s’il s’agissait réellement du char d’un César ; les chevaux prennent d’abord vers l’est puis vers le sud aussi vite que les destriers d’Apollon, descendant la magnifique route pavée à un rythme effréné.

Lucilla et moi sommes sagement assis à distance raisonnable l’un de l’autre comme il convient à des jeunes gens de bonne famille. Nous bavardons poliment mais de manière impersonnelle de la fête de la veille.