– Non, mais vous pouvez lever deux ou trois planches de la cloison, dit Blaisois, et faire à l’un des tonneaux un trou avec une vrille.
Mousqueton écarquilla démesurément ses yeux ronds et regardant Blaisois en homme émerveillé de rencontrer dans un autre homme des qualités qu’il ne soupçonnait pas:
– C’est vrai, dit-il, cela se peut; mais un ciseau pour faire sauter les planches, une vrille pour percer le tonneau?
– La trousse, dit Grimaud tout en établissant la balance de ses comptes.
– Ah! oui, la trousse, dit Mousqueton, et moi qui n’y pensais pas!
Grimaud, en effet, était non seulement l’économe de la troupe, mais encore son armurier; outre un registre il avait une trousse. Or, comme Grimaud était homme de suprême précaution, cette trousse, soigneusement roulée dans sa valise, était garnie de tous les instruments de première nécessité.
Elle contenait donc une vrille d’une raisonnable grosseur.
Mousqueton s’en empara.
Quant au ciseau, il n’eut point à le chercher bien loin, le poignard qu’il portait à sa ceinture pouvait le remplacer avantageusement. Mousqueton chercha un coin où les planches fussent disjointes, ce qu’il n’eut pas de peine à trouver, et se mit immédiatement à l’œuvre.
Blaisois le regardait faire avec une admiration mêlée d’impatience, hasardant de temps en temps sur la façon de faire sauter un clou ou de pratiquer une pesée des observations pleines d’intelligence et de lucidité.
Au bout d’un instant, Mousqueton avait fait sauter trois planches.
– Là, dit Blaisois.
Mousqueton était le contraire de la grenouille de la fable qui se croyait plus grosse qu’elle n’était. Malheureusement, s’il était parvenu à diminuer son nom d’un tiers, il n’en était pas de même de son ventre. Il essaya de passer par l’ouverture pratiquée et vit avec douleur qu’il lui faudrait encore enlever deux ou trois planches au moins pour que l’ouverture fût à sa taille.
Il poussa un soupir et se retira pour se remettre à l’œuvre.
Mais Grimaud, qui avait fini ses comptes, s’était levé, et, avec un intérêt profond pour l’opération qui s’exécutait, il s’était approché de ses deux compagnons et avait vu les efforts inutiles tentés par Mousqueton pour atteindre la terre promise.
– Moi, dit Grimaud.
Ce mot valait à lui seul tout un sonnet, qui vaut à lui seul, comme on le sait, tout un poème.
Mousqueton se retourna.
– Quoi, vous? demanda-t-il.
– Moi, je passerai.
– C’est vrai, dit Mousqueton en jetant un regard sur le corps long et mince de son ami, vous passerez, vous, et même facilement.
– C’est juste, il connaît les tonneaux pleins, dit Blaisois, puisqu’il a déjà été dans la cave avec M. le chevalier d’Artagnan. Laissez passer M. Grimaud, monsieur Mouston.
– J’y serais passé aussi bien que Grimaud, dit Mousqueton un peu piqué.
– Oui, mais ce serait plus long, et j’ai bien soif. Je sens mon cœur qui se barbouille de plus en plus.
– Passez donc, Grimaud, dit Mousqueton en donnant à celui qui allait tenter l’expédition à sa place le pot de bière et la vrille.
– Rincez les verres, dit Grimaud.
Puis il fit un geste amical à Mousqueton, afin que celui-ci lui pardonnât d’achever une expédition si brillamment commencée par un autre, et comme une couleuvre il se glissa par l’ouverture béante et disparut.
Blaisois semblait ravi, en extase. De tous les exploits accomplis depuis leur arrivée en Angleterre par les hommes extraordinaires auxquels ils avaient le bonheur d’être adjoint, celui-là lui semblait sans contredit le plus miraculeux.
– Vous allez voir, dit alors Mousqueton en regardant Blaisois avec une supériorité à laquelle celui-ci n’essaya même point de se soustraire, vous allez voir, Blaisois, comment, nous autres anciens soldats, nous buvons quand nous avons soif.
– Le manteau, dit Grimaud du fond de la cave.
– C’est juste, dit Mousqueton.
– Que désire-t-il? demanda Blaisois.
– Qu’on bouche l’ouverture avec un manteau.
– Pourquoi faire? demande Blaisois.
– Innocent! dit Mousqueton, et si quelqu’un entrait?
– Ah! c’est vrai! s’écria Blaisois avec une admiration de plus en plus visible. Mais il n’y verra pas clair.
– Grimaud voit toujours clair, répondit Mousqueton, la nuit comme le jour.
– Il est bien heureux, dit Blaisois; quand je n’ai pas de chandelle, je ne puis pas faire deux pas sans me cogner, moi.
– C’est que vous n’avez pas servi, dit Mousqueton; sans cela vous auriez appris à ramasser une aiguille dans un four. Mais silence! On vient, ce me semble.
Mousqueton fit entendre un petit sifflement d’alarme qui était familier aux laquais aux jours de leur jeunesse, reprit sa place à table et fit signe à Blaisois d’en faire autant.
Blaisois obéit.
La porte s’ouvrit. Deux hommes enveloppés dans leurs manteaux parurent.
– Oh! oh! dit l’un d’eux, pas encore couchés à onze heures et un quart? c’est contre les règles. Que dans un quart d’heure tout soit éteint et que tout le monde ronfle.
Les deux hommes s’acheminèrent vers la porte du compartiment dans lequel s’était glissé Grimaud, ouvrirent cette porte, entrèrent et la refermèrent derrière eux.
– Ah! dit Blaisois frémissant, il est perdu!
– C’est un bien fin renard que Grimaud, murmura Mousqueton.
Et ils attendirent, l’oreille au guet et l’haleine suspendue.
Dix minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles on n’entendit aucun bruit qui pût faire soupçonner que Grimaud fût découvert.
Ce temps écoulé, Mousqueton et Blaisois virent la porte se rouvrir, les deux hommes en manteau sortirent, refermèrent la porte avec la même précaution qu’ils avaient fait en entrant et ils s’éloignèrent en renouvelant l’ordre de se coucher et d’éteindre les lumières.
– Obéirons-nous? demanda Blaisois; tout cela me semble louche.
– Ils ont dit un quart d’heure; nous avons encore cinq minutes, reprit Mousqueton.
– Si nous prévenions les maîtres?
– Attendons Grimaud.
– Mais s’ils l’ont tué?
– Grimaud eût crié.
– Vous savez qu’il est presque muet.
– Nous eussions entendu le coup, alors.
– Mais s’il ne revient pas?
– Le voici.
En effet, au moment même Grimaud écartait le manteau qui cachait l’ouverture et passait à travers cette ouverture une tête livide dont les yeux arrondis par l’effroi laissaient voir une petite prunelle dans un large cercle blanc. Il tenait à la main le pot de bière plein d’une substance quelconque, l’approcha du rayon de lumière qu’envoyait la lampe fumeuse, et murmura ce simple monosyllabe: Oh! avec une expression de si profonde terreur, que Mousqueton recula épouvanté et que Blaisois pensa s’évanouir.
Tous deux jetèrent néanmoins un regard curieux dans le pot à bière: il était plein de poudre.
Une fois convaincu que le bâtiment était chargé de poudre au lieu de l’être de vin, Grimaud s’élança vers l’écoutille et ne fit qu’un bond jusqu’à la chambre où dormaient les quatre amis. Arrivé à cette chambre, il repoussa doucement la porte, laquelle en s’ouvrant réveilla immédiatement d’Artagnan couché derrière elle.
À peine eut-il vu la figure décomposée de Grimaud, qu’il comprit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire et voulut s’écrier; mais Grimaud, d’un geste plus rapide que la parole elle-même, mit un doigt sur ses lèvres, et, d’un souffle qu’on n’eût pas soupçonné dans un corps si frêle, il éteignit la petite veilleuse à trois pas.
D’Artagnan se souleva sur le coude, Grimaud mit un genou en terre, et là, le cou tendu, tous les sens surexcités, il lui glissa dans l’oreille un récit qui, à la rigueur, était assez dramatique pour se passer du geste et du jeu de physionomie.