C’étaient MM. de Flamarens et Gaspard de Coligny, duc de Châtillon, frère de celui qui avait été tué sept ou huit ans auparavant dans un duel sur la place Royale, duel qui avait eu lieu à propos de madame de Longueville.
À l’annonce des deux amis, ils reculèrent d’un pas et échangèrent avec inquiétude quelques paroles à voix basse.
– Eh bien! messieurs? s’écria la reine d’Angleterre en apercevant Athos et Aramis. Vous voilà enfin, amis fidèles, mais les courriers d’État vont encore plus vite que vous. La cour a été instruite des affaires de Londres au moment où vous touchiez les portes de Paris, et voilà messieurs de Flamarens et de Châtillon qui m’apportent de la part de Sa Majesté la reine Anne d’Autriche les plus récentes informations.
Aramis et Athos se regardèrent; cette tranquillité, cette joie même, qui brillaient dans les regards de la reine, les comblaient de stupéfaction.
– Veuillez continuer, dit-elle, en s’adressant à MM. de Flamarens et de Châtillon; vous disiez donc que Sa Majesté Charles Ier, mon auguste maître, avait été condamné à mort malgré le vœu de la majorité des sujets anglais?
– Oui, madame, balbutia Châtillon.
Athos et Aramis se regardaient de plus en plus étonnés.
– Et que, conduit à l’échafaud, continua la reine, à l’échafaud! ô mon seigneur! ô mon roi!… et que, conduit à l’échafaud, il avait été sauvé par le peuple indigné?
– Oui, madame, répondit Châtillon d’une voix si basse, que ce fut à peine si les deux gentilshommes, cependant fort attentifs, purent entendre cette affirmation.
La reine joignit les mains avec une généreuse reconnaissance, tandis que sa fille passait un bras autour du cou de sa mère et l’embrassait les yeux baignés de larmes de joie.
– Maintenant, il ne nous reste plus qu’à présenter à Votre Majesté nos humbles respects, dit Châtillon, à qui ce rôle semblait peser et qui rougissait à vue d’œil sous le regard fixe et perçant d’Athos.
– Un moment encore, messieurs, dit la reine en les retenant d’un signe. Un moment, de grâce! car voici messieurs de La Fère et d’Herblay qui, ainsi que vous avez pu l’entendre, arrivent de Londres et qui vous donneront peut-être, comme témoins oculaires, des détails que vous ne connaissez pas. Vous porterez ces détails à la reine, ma bonne sœur. Parlez, messieurs, parlez, je vous écoute. Ne me cachez rien; ne ménagez rien. Dès que Sa Majesté vit encore et que l’honneur royal est sauf, tout le reste m’est indifférent.
Athos pâlit et porta la main sur son cœur.
– Eh bien! dit la reine, qui vit ce mouvement et cette pâleur, parlez donc, monsieur, je vous en prie.
– Pardon, madame, dit Athos; mais je ne veux rien ajouter au récit de ces messieurs avant qu’ils aient reconnu que peut-être ils se sont trompés.
– Trompés! s’écria la reine presque suffoquée; trompés!… Qu’y a-t-il donc? ô mon Dieu!
– Monsieur, dit M. de Flamarens à Athos, si nous nous sommes trompés, c’est de la part de la reine que vient l’erreur, et vous n’avez pas, je suppose, la prétention de la rectifier, car ce serait donner un démenti à Sa Majesté.
– De la reine, monsieur? reprit Athos de sa voix calme et vibrante.
– Oui, murmura Flamarens en baissant les yeux.
Athos soupira tristement.
– Ne serait-ce pas plutôt de la part de celui qui vous accompagnait, et que nous avons vu avec vous au corps de garde de la barrière du Roule, que viendrait cette erreur? dit Aramis avec sa politesse insultante. Car, si nous ne nous sommes trompés, le comte de La Fère et moi, vous étiez trois en entrant dans Paris.
Châtillon et Flamarens tressaillirent.
– Mais expliquez-vous, comte! s’écria la reine dont l’angoisse croissait de moment en moment; sur votre front je lis le désespoir, votre bouche hésite à m’annoncer quelque nouvelle terrible, vos mains tremblent… Oh! mon Dieu! mon Dieu! qu’est-il donc arrivé?
– Seigneur! dit la jeune princesse en tombant à genoux près de sa mère, ayez pitié de nous!
– Monsieur, dit Châtillon, si vous portez une nouvelle funeste, vous agissez en homme cruel lorsque vous annoncez cette nouvelle à la reine.
Aramis s’approcha de Châtillon presque à le toucher.
– Monsieur, lui dit-il les lèvres pincées et le regard étincelant, vous n’avez pas, je le suppose, la prétention d’apprendre à M. le comte de La Fère et à moi ce que nous avons à dire ici?
Pendant cette courte altercation, Athos, toujours la main sur son cœur et la tête inclinée, s’était approché de la reine, et d’une voix émue:
– Madame, lui dit-il, les princes, qui, par leur nature, sont au-dessus des autres hommes, ont reçu du ciel un cœur fait pour supporter de plus grandes infortunes que celles du vulgaire; car leur cœur participe de leur supériorité. On ne doit donc pas, ce me semble, en agir avec une grande reine comme Votre Majesté de la même façon qu’avec une femme de notre état. Reine, destinée à tous les martyres sur cette terre, voici le résultat de la mission dont vous nous avez honorés.
Et Athos, s’agenouillant devant la reine palpitante et glacée, tira de son sein, enfermés dans la même boîte, l’ordre en diamants qu’avant son départ la reine avait remis à lord de Winter, et l’anneau nuptial qu’avant sa mort Charles avait remis à Aramis; depuis qu’il les avait reçus, ces deux objets n’avaient point quitté Athos.
Il ouvrit la boîte et les tendit à la reine avec une muette et profonde douleur.
La reine avança la main, saisit l’anneau, le porta convulsivement à ses lèvres, et sans pouvoir pousser un soupir, sans pouvoir articuler un sanglot, elle étendit les bras, pâlit et tomba sans connaissance dans ceux de ses femmes et de sa fille.
Athos baisa le bas de la robe de la malheureuse veuve, et se relevant avec une majesté qui fit sur les assistants une impression profonde:
– Moi, comte de La Fère, dit-il, gentilhomme qui n’a jamais menti, je jure devant Dieu d’abord, et ensuite devant cette pauvre reine, que tout ce qu’il était possible de faire pour sauver le roi, nous l’avons fait sur le sol d’Angleterre. Maintenant, chevalier, ajouta-t-il en se tournant vers d’Herblay, partons, notre devoir est accompli.
– Pas encore, dit Aramis; il nous reste un mot à dire à ces messieurs.
Et se retournant vers Châtillon:
– Monsieur, lui dit-il, ne vous plairait-il pas de sortir, ne fût-ce qu’un instant, pour entendre ce mot que je ne puis dire devant la reine?
Châtillon s’inclina sans répondre en signe d’assentiment; Athos et Aramis passèrent les premiers, Châtillon et Flamarens les suivirent; ils traversèrent sans mot dire le vestibule; mais arrivés à une terrasse de plain-pied avec une fenêtre, Aramis prit le chemin de cette terrasse, tout à fait solitaire; à la fenêtre il s’arrêta, et se retournant vers le duc de Châtillon:
– Monsieur, lui dit-il, vous vous êtes permis tout à l’heure, ce me semble, de nous traiter bien cavalièrement. Cela n’était point convenable en aucun cas, moins encore de la part de gens qui venaient apporter à la reine le message d’un menteur.
– Monsieur! s’écria Châtillon.
– Qu’avez-vous donc fait de M. de Bruy? demanda ironiquement Aramis. Ne serait-il point par hasard allé changer sa figure qui ressemble trop à celle de M. Mazarin? On sait qu’il y a au Palais-Royal bon nombre de masques italiens de rechange, depuis celui d’Arlequin jusqu’à celui de Pantalon.
– Mais vous nous provoquez, je crois! dit Flamarens.
– Ah! vous ne faites que le croire, messieurs?
– Chevalier! chevalier! dit Athos.
– Eh! laissez-moi donc faire, dit Aramis avec humeur, vous savez bien que je n’aime pas les choses qui restent en chemin.
– Achevez donc, monsieur, dit Châtillon avec une hauteur qui ne le cédait en rien à celle d’Aramis.
Aramis s’inclina.