En arrivant aux environs de l’hôtel de Bouillon, on croisa une petite troupe de trois cavaliers qui avaient tous les mots du monde, car ils marchaient sans guide et sans escorte, et en arrivant aux barricades n’avaient qu’à échanger avec ceux qui les gardaient quelques paroles pour qu’on les laissât passer avec toutes les déférences qui sans doute étaient dues à leur rang. À leur aspect, Athos et Aramis s’arrêtèrent.
– Oh! oh! dit Aramis, voyez-vous, comte?
– Oui, dit Athos.
– Que vous semble de ces trois cavaliers?
– Et à vous Aramis?
– Mais que ce sont nos hommes.
– Vous ne vous êtes pas trompé, j’ai parfaitement reconnu M. de Flamarens.
– Et moi, M. de Châtillon.
– Quant au cavalier au manteau brun…
– C’est le cardinal.
– En personne.
– Comment diable se hasardent-ils ainsi dans le voisinage de l’hôtel de Bouillon? demanda Aramis.
Athos sourit, mais il ne répondit point. Cinq minutes après ils frappaient à la porte du prince.
La porte était gardée par une sentinelle, comme c’est l’habitude pour les gens revêtus de grades supérieurs; un petit poste se tenait même dans la cour, prêt à obéir aux ordres du lieutenant de M. le prince de Conti.
Comme le disait la chanson, M. le duc de Bouillon avait la goutte et se tenait au lit; mais malgré cette grave indisposition, qui l’empêchait de monter à cheval depuis un mois, c’est-à-dire depuis que Paris était assiégé, il n’en fit pas moins dire qu’il était prêt à recevoir MM. le comte de La Fère et le chevalier d’Herblay.
Les deux amis furent introduits près de M. le duc de Bouillon. Le malade était dans sa chambre, couché, mais entouré de l’appareil le plus militaire qui se pût voir. Ce n’étaient partout, pendus aux murailles, qu’épées, pistolets, cuirasses et arquebuses, et il était facile de voir que, dès qu’il n’aurait plus la goutte, M. de Bouillon donnerait un joli peloton de fil à retordre aux ennemis du parlement. En attendant, à son grand regret, disait-il, il était forcé de se tenir au lit.
– Ah! messieurs, s’écria-t-il en apercevant les deux visiteurs et en faisant pour se soulever sur son lit un effort qui lui arracha une grimace de douleur, vous êtes bien heureux, vous; vous pouvez monter à cheval, aller, venir, combattre pour la cause du peuple. Mais moi, vous le voyez, je suis cloué sur mon lit. Ah! diable de goutte! fit-il en grimaçant de nouveau. Diable de goutte!
– Monseigneur, dit Athos, nous arrivons d’Angleterre, et notre premier soin en touchant à Paris a été de venir prendre des nouvelles de votre santé.
– Grand merci, messieurs, grand merci! reprit le duc. Mauvaise, comme vous le voyez, ma santé… Diable de goutte! Ah! vous arrivez d’Angleterre? et le roi Charles se porte bien, à ce que je viens d’apprendre?
– Il est mort, Monseigneur, dit Aramis.
– Bah! fit le duc étonné.
– Mort sur un échafaud, condamné par le parlement.
– Impossible!
– Et exécuté en notre présence.
– Que me disait donc M. de Flamarens?
– M. de Flamarens? fit Aramis.
– Oui, il sort d’ici.
Athos sourit.
– Avec deux compagnons? dit-il.
– Avec deux compagnons, oui, reprit le duc; puis il ajouta avec quelque inquiétude: Les auriez-vous rencontrés?
– Mais oui, dans la rue ce me semble, dit Athos.
Et il regarda en souriant Aramis, qui, de son côté, le regarda d’un air quelque peu étonné.
– Diable de goutte! s’écria M. de Bouillon évidemment mal à son aise.
– Monseigneur, dit Athos, en vérité il faut tout votre dévouement à la cause parisienne pour rester, souffrant comme vous l’êtes, à la tête des armées, et cette persévérance cause en vérité notre admiration, à M. d’Herblay et à moi.
– Que voulez-vous, messieurs! il faut bien, et vous en êtes un exemple, vous si braves et si dévoués, vous à qui mon cher collègue le duc de Beaufort doit la liberté et peut-être la vie, il faut bien se sacrifier à la chose publique. Aussi vous le voyez, je me sacrifie; mais, je l’avoue, je suis au bout de ma force. Le cœur est bon, la tête est bonne; mais cette diable de goutte me tue, et j’avoue que si la cour faisait droit à mes demandes, demandes bien justes, puisque je ne fais que demander une indemnité promise par l’ancien cardinal lui-même lorsqu’on m’a enlevé ma principauté de Sedan, oui, je l’avoue, si l’on me donnait des domaines de la même valeur, si l’on m’indemnisait de la non-jouissance de cette propriété depuis qu’elle m’a été enlevée, c’est-à-dire depuis huit ans; si le titre de prince était accordé à ceux de ma maison, et si mon frère de Turenne était réintégré dans son commandement, je me retirerais immédiatement dans mes terres et laisserais la cour et le parlement s’arranger entre eux comme ils l’entendraient.
– Et vous auriez bien raison, Monseigneur, dit Athos.
– C’est votre avis, n’est-ce pas, monsieur le comte de La Fère?
– Tout à fait.
– Et à vous aussi, monsieur le chevalier d’Herblay?
– Parfaitement.
– Eh bien! je vous assure, messieurs, reprit le duc, que selon toute probabilité, c’est celui que j’adopterai. La cour me fait des ouvertures en ce moment; il ne tient qu’à moi de les accepter. Je les avais repoussées jusqu’à cette heure, mais puisque des hommes comme vous me disent que j’ai tort, mais puisque surtout cette diable de goutte me met dans l’impossibilité de rendre aucun service à la cause parisienne, ma foi, j’ai bien envie de suivre votre conseil et d’accepter la proposition que vient de me faire M. de Châtillon.
– Acceptez, prince, dit Aramis, acceptez.
– Ma foi, oui. Je suis même fâché, ce soir, de l’avoir presque repoussée… mais il y a conférence demain, et nous verrons.
Les deux amis saluèrent le duc.
– Allez, messieurs, leur dit celui-ci, allez, vous devez être bien fatigués du voyage. Pauvre roi Charles! Mais enfin, il y a bien un peu de sa faute dans tout cela, et ce qui doit nous consoler c’est que la France n’a rien à se reprocher dans cette occasion, et qu’elle a fait tout ce qu’elle a pu pour le sauver.
– Oh! quant à cela, dit Aramis, nous en sommes témoins, M. de Mazarin surtout…
– Eh bien! voyez-vous, je suis bien aise que vous lui rendiez ce témoignage; il a du bon au fond, le cardinal, et s’il n’était pas étranger… eh bien! on lui rendrait justice. Aïe! diable de goutte!
Athos et Aramis sortirent, mais jusque dans l’antichambre les cris de M. de Bouillon les accompagnèrent; il était évident que le pauvre prince souffrait comme un damné.
Arrivés à la porte de la rue:
– Eh bien! demanda Aramis à Athos, que pensez-vous?
– De qui?
– De M. de Bouillon, pardieu!
– Mon ami, j’en pense ce qu’en pense le triolet de notre guide, reprit Athos:
Ce pauvre monsieur de Bouillon
Est incommodé de la goutte.
– Aussi, dit Aramis, vous voyez que je ne lui ai pas soufflé mot de l’objet qui nous amenait.
– Et vous avez agi prudemment, vous lui eussiez redonné un accès. Allons chez M. de Beaufort.
Et les deux amis s’acheminèrent vers l’hôtel de Vendôme.
Dix heures sonnaient comme ils arrivaient.
L’hôtel de Vendôme était non moins bien gardé et présentait un aspect non moins belliqueux que celui de Bouillon. Il y avait sentinelles, poste dans la cour, armes aux faisceaux, chevaux tout sellés aux anneaux. Deux cavaliers, sortant comme Athos et Aramis entraient, furent obligés de faire faire un pas en arrière à leurs montures pour laisser passer ceux-ci.
– Ah! ah! messieurs, dit Aramis, c’est décidément la nuit aux rencontres, j’avoue que nous serions bien malheureux, après nous être si souvent rencontrés ce soir, si nous allions ne point parvenir à nous rencontrer demain.