– Mieux que jamais, répondit d’Artagnan. Maintenant, écoutez. Je vais appeler ce soldat et causer avec lui, comme j’ai fait hier avec un de ses camarades, vous rappelez-vous?
– Oui; seulement je n’ai pas entendu un mot de ce qu’il disait.
– Le fait est qu’il avait un accent un peu prononcé. Mais ne perdez pas un mot de ce que je vais vous dire; tout est dans l’exécution, Porthos.
– Bon, l’exécution, c’est mon fort.
– Je le sais pardieu bien; aussi je compte sur vous.
– Dites.
– Je vais donc appeler le soldat et causer avec lui.
– Vous l’avez déjà dit.
– Je me tournerai à gauche, de sorte qu’il sera placé, lui, à votre droite au moment où il montera sur le banc.
– Mais s’il n’y monte pas!
– Il y montera, soyez tranquille. Au moment où il montera sur le banc, vous allongerez votre bras formidable et le saisirez au cou. Puis, l’enlevant comme Tobie enleva le poisson par les ouïes, vous l’introduirez dans notre chambre, en ayant soin de serrer assez fort pour l’empêcher de crier.
– Oui, dit Porthos; mais si je l’étrangle?
– D’abord ce ne sera qu’un Suisse de moins; mais vous ne l’étranglerez pas, je l’espère. Vous le déposerez tout doucement ici et nous le bâillonnerons, et l’attacherons, peu importe où, quelque part enfin. Cela nous fera d’abord un habit d’uniforme et une épée.
– Merveilleux! dit Porthos en regardant d’Artagnan avec la plus profonde admiration.
– Hein! fit le Gascon.
– Oui, reprit Porthos en se ravisant; mais un habit d’uniforme et une épée, ce n’est pas assez pour deux.
– Eh bien! est-ce qu’il n’a pas son camarade?
– C’est juste, dit Porthos.
– Donc, quand je tousserai, allongez le bras, il sera temps.
– Bon!
Les deux amis prirent chacun le poste indiqué. Placé comme il était, Porthos se trouvait entièrement caché dans l’angle de la fenêtre.
– Bonsoir, camarade, dit d’Artagnan de sa voix la plus charmante et de son diapason le plus modéré.
– Ponsoir, monsir, répondit le soldat.
– Il ne fait pas trop chaud à se promener, dit d’Artagnan.
– Brrrrrrroun, fit le soldat.
– Et je crois qu’un verre de vin ne vous serait pas désagréable?
– Un ferre de fin, il serait le bienfenu.
– Le poisson mord! le poisson mord! murmura d’Artagnan à Porthos.
– Je comprends, dit Porthos.
– J’en ai là une bouteille, dit d’Artagnan.
– Une pouteille!
– Oui.
– Une pouteille bleine?
– Tout entière, et elle est à vous si vous voulez la boire à ma santé.
– Ehé! moi fouloir pien, dit le soldat en s’approchant.
– Allons, venez la prendre, mon ami, dit le Gascon.
– Pien folontiers. Ché grois qu’il y a un panc.
– Oh! mon Dieu, on dirait qu’il a été placé exprès là. Montez dessus… Là, bien, c’est cela, mon ami.
Et d’Artagnan toussa.
Au même moment, le bras de Porthos s’abattit; son poignet d’acier mordit, rapide comme l’éclair et ferme comme une tenaille, le cou du soldat, l’enleva en l’étouffant, l’attira à lui par l’ouverture au risque de l’écorcher en passant, et le déposa sur le parquet, où d’Artagnan, en lui laissant tout juste le temps de reprendre sa respiration, le bâillonna avec son écharpe, et, aussitôt bâillonné, se mit à le déshabiller avec la promptitude et la dextérité d’un homme qui a appris son métier sur le champ de bataille.
Puis le soldat garrotté et bâillonné fut porté dans l’âtre, dont nos amis avaient préalablement éteint la flamme.
– Voici toujours une épée et un habit, dit Porthos.
– Je les prends, dit d’Artagnan. Si vous voulez un autre habit et une autre épée, il faut recommencer le tour. Attention! Je vois justement l’autre soldat qui sort du corps de garde et qui vient de ce côté.
– Je crois, dit Porthos, qu’il serait imprudent de recommencer pareille manœuvre. On ne réussit pas deux fois, à ce qu’on assure, par le même moyen. Si je le manquais, tout serait perdu. Je vais descendre, le saisir au moment où il ne se défiera pas, et je vous l’offrirai tout bâillonné.
– C’est mieux, répondit le Gascon.
– Tenez-vous prêt, dit Porthos en se laissant glisser par l’ouverture.
La chose s’effectua comme Porthos l’avait promis. Le géant se cacha sur son chemin, et, lorsque le soldat passa devant lui, il le saisit au cou, le bâillonna, le poussa pareil à une momie à travers les barreaux élargis de la fenêtre et rentra derrière lui.
On déshabilla le second prisonnier comme on avait déshabillé l’autre. On le coucha sur le lit, on l’assujettit avec des sangles; et comme le lit était de chêne massif et que les sangles étaient doublées, on fut non moins tranquille sur celui-là que sur le premier.
– Là, dit d’Artagnan, voici qui va à merveille. Maintenant, essayez-moi l’habit de ce gaillard-là, Porthos, je doute qu’il vous aille; mais s’il vous est par trop étroit, ne vous inquiétez point, le baudrier vous suffira, et surtout le chapeau à plumes rouges.
Il se trouva par hasard que le second était un Suisse gigantesque, de sorte qu’à l’exception de quelques points qui craquèrent dans les coutures tout alla le mieux du monde.
Pendant quelque temps on n’entendit que le froissement du drap, Porthos et d’Artagnan s’habillant à la hâte.
– C’est fait, dirent-ils en même temps. Quant à vous, compagnons, ajoutèrent-ils en se retournant vers les deux soldats, il ne vous arrivera rien si vous êtes bien gentils; mais si vous bougez, vous êtes morts.
Les soldats se tinrent cois. Ils avaient compris au poignet de Porthos que la chose était des plus sérieuses et qu’il n’était pas le moins du monde question de plaisanter.
– Maintenant, dit d’Artagnan, vous ne seriez pas fâché de comprendre, n’est-ce pas Porthos?
– Mais oui, pas mal.
– Eh bien, nous descendons dans la cour.
– Oui.
– Nous prenons la place de ces deux gaillards-là.
– Bien.
– Nous nous promenons de long en large.
– Et ce sera bien vu, attendu qu’il ne fait pas chaud.
– Dans un instant le valet de chambre appelle comme hier et avant-hier le service.
– Nous répondons?
– Non, nous ne répondons pas, au contraire.
– Comme vous voudrez. Je ne tiens pas à répondre.
– Nous ne répondons donc pas; nous enfonçons seulement notre chapeau sur notre tête et nous escortons Son Éminence.
– Où cela?
– Où elle va, chez Athos. Croyez-vous qu’il sera fâché de nous voir?
– Oh! s’écria Porthos, oh! je comprends!
– Attendez pour vous écrier, Porthos; car, sur ma parole, vous n’êtes pas au bout, dit le Gascon tout goguenard.
– Que va-t-il donc arriver? dit Porthos.
– Suivez-moi, répondit d’Artagnan. Qui vivra verra.
Et passant par l’ouverture, il se laissa légèrement glisser dans la cour. Porthos le suivit par le même chemin, quoique avec plus de peine et moins de diligence.
On entendait frissonner de peur les deux soldats liés dans la chambre.
À peine d’Artagnan et Porthos eurent-ils touché terre, qu’une porte s’ouvrit et que la voix du valet de chambre cria:
– Le service!
En même temps le poste s’ouvrit à son tour et une voix cria:
– La Bruyère et du Barthois, partez!
– Il paraît que je m’appelle La Bruyère, dit d’Artagnan.
– Et moi du Barthois, dit Porthos.
– Où êtes-vous? demanda le valet de chambre, dont les yeux éblouis par la lumière ne pouvaient sans doute distinguer nos deux héros dans l’obscurité.
– Nous voici, dit d’Artagnan.
Puis, se tournant vers Porthos:
– Que dites-vous de cela, monsieur du Vallon?