– Longez le mur, monsieur, dit Mazarin, et vous ne risquez pas de vous perdre.
Les trois amis doublèrent le pas, mais au bout de quelques instants ils furent obligés de ralentir leur marche; quoiqu’il y mît toute la bonne volonté possible, le cardinal ne pouvait les suivre.
Tout à coup d’Artagnan se heurta à quelque chose de tiède qui fit un mouvement.
– Tiens! un cheval! dit-il; je viens de trouver un cheval, messieurs!
– Et moi aussi! dit Athos.
– Et moi aussi! dit Porthos, qui, fidèle à la consigne, tenait toujours le cardinal par le bras.
– Voilà ce qui s’appelle de la chance, Monseigneur, dit d’Artagnan, juste au moment où Votre Éminence se plaignait d’être obligée d’aller à pied…
Mais au moment où il prononçait ces mots, un canon de pistolet s’abaissa sur sa poitrine; il entendit ces mots prononcés gravement:
– Touchez pas!
– Grimaud! s’écria-t-il, Grimaud! que fais-tu là? Est-ce le ciel qui t’envoie?
– Non, monsieur, dit l’honnête domestique, c’est M. Aramis qui m’a dit de garder les chevaux.
– Aramis est donc ici?
– Oui, monsieur, depuis hier.
– Et que faites-vous?
– Nous guettons.
– Quoi! Aramis est ici? répéta Athos.
– À la petite porte du château. C’était là son poste.
– Vous êtes donc nombreux?
– Nous sommes soixante.
– Fais-le prévenir.
– À l’instant même, monsieur.
Et pensant que personne ne ferait mieux la commission que lui, Grimaud partit à toutes jambes, tandis que, venant d’être enfin réunis, les trois amis attendaient.
Il n’y avait dans tout le groupe que M. de Mazarin qui fût de fort mauvaise humeur.
XCIV. Où l’on commence à croire que Porthos sera enfin baron et d’Artagnan capitaine
Au bout de dix minutes Aramis arriva accompagné de Grimaud et de huit ou dix gentilshommes. Il était tout radieux, et se jeta au cou de ses amis.
– Vous êtes donc libres, frères! libres sans mon aide! je n’aurai donc rien pu faire pour vous malgré tous mes efforts!
– Ne vous désolez pas, cher ami. Ce qui est différé n’est pas perdu. Si vous n’avez pas pu faire, vous ferez.
– J’avais cependant bien pris mes mesures, dit Aramis. J’ai obtenu soixante hommes de M. le coadjuteur; vingt gardent les murs du parc, vingt la route de Rueil à Saint-Germain, vingt sont disséminés dans les bois. J’ai intercepté ainsi, et grâce à ces dispositions stratégiques, deux courriers de Mazarin à la reine.
Mazarin dressa les oreilles.
– Mais, dit d’Artagnan, vous les avez honnêtement, je l’espère, renvoyés à M. le cardinal?
– Ah! oui, dit Aramis, c’est bien avec lui que je me piquerais de semblable délicatesse! Dans l’une de ces dépêches, le cardinal déclare à la reine que les coffres sont vides et que Sa Majesté n’a plus d’argent; dans l’autre, il annonce qu’il va faire transporter ses prisonniers à Melun, Rueil ne lui paraissant pas une localité assez sûre. Vous comprenez, cher ami, que cette dernière lettre m’a donné bon espoir. Je me suis embusqué avec mes soixante hommes, j’ai cerné le château, j’ai fait préparer des chevaux de main que j’ai confiés à l’intelligent Grimaud, et j’ai attendu votre sortie; je n’y comptais guère que pour demain matin, et je n’espérais pas vous délivrer sans escarmouche. Vous êtes libres ce soir, libres sans combat, tant mieux! Comment avez-vous fait pour échapper à ce pleutre de Mazarin? vous devez avoir eu fort à vous en plaindre.
– Mais pas trop, dit d’Artagnan.
– Vraiment!
– Je dirai même plus, nous avons eu à nous louer de lui.
– Impossible!
– Si fait, en vérité; c’est grâce à lui que nous sommes libres.
– Grâce à lui?
– Oui, il nous a fait conduire dans l’orangerie par M. Bernouin, son valet de chambre, puis de là nous l’avons suivi jusque chez le comte de La Fère. Alors il nous a offert de nous rendre notre liberté, nous avons accepté, et il a poussé la complaisance jusqu’à nous montrer le chemin et nous conduire au mur du parc, que nous venions d’escalader avec le plus grand bonheur, quand nous avons rencontré Grimaud.
– Ah! bien, dit Aramis, voici qui me raccommode avec lui, et je voudrais qu’il fût là pour lui dire que je ne le croyais pas capable d’une si belle action.
– Monseigneur, dit d’Artagnan incapable de se contenir plus longtemps, permettez que je vous présente M. le chevalier d’Herblay, qui désire offrir, comme vous avez pu l’entendre, ses félicitations respectueuses à Votre Éminence.
Et il se retira, démasquant Mazarin confus aux regards effarés d’Aramis.
– Oh! oh! fit celui-ci, le cardinal? Belle prise! Holà! holà! amis! les chevaux! les chevaux!
Quelques cavaliers accoururent.
– Pardieu! dit Aramis, j’aurai donc été utile à quelque chose. Monseigneur, daigne Votre Éminence recevoir tous mes hommages! Je parie que c’est ce saint Christophe de Porthos qui a encore fait ce coup-là? À propos, j’oubliais…
Et il donna tout bas un ordre à un cavalier.
– Je crois qu’il serait prudent de partir, dit d’Artagnan.
– Oui, mais j’attends quelqu’un… un ami d’Athos.
– Un ami? dit le comte.
– Et tenez, le voilà qui arrive au galop à travers les broussailles.
– Monsieur le comte! monsieur le comte! cria une jeune voix qui fit tressaillir Athos.
– Raoul! Raoul! s’écria le comte de La Fère.
Un instant le jeune homme oublia son respect habituel; il se jeta au cou de son père.
– Voyez, monsieur le cardinal, n’eût-ce pas été dommage de séparer des gens qui s’aiment comme nous nous aimons! Messieurs, continua Aramis en s’adressant aux cavaliers qui se réunissaient plus nombreux à chaque instant, messieurs, entourez Son Éminence pour lui faire honneur; elle veut bien nous accorder la faveur de sa compagnie; vous lui en serez reconnaissants, je l’espère. Porthos, ne perdez pas de vue Son Éminence.
Et Aramis se réunit à d’Artagnan et à Athos, qui délibéraient, et délibéra avec eux.
– Allons, dit d’Artagnan après cinq minutes de conférence, en route!
– Et où allons-nous? demanda Porthos.
– Chez vous, cher ami, à Pierrefonds; votre beau château est digne d’offrir son hospitalité seigneuriale à Son Éminence. Et puis, très bien situé, ni trop près ni trop loin de Paris; on pourra de là établir des communications faciles avec la capitale. Venez, Monseigneur, vous serez là comme un prince, que vous êtes.
– Prince déchu, dit piteusement Mazarin.
– La guerre a ses chances, Monseigneur, répondit Athos, mais soyez assuré que nous n’en abuserons point.
– Non, mais nous en userons, dit d’Artagnan.
Tout le reste de la nuit, les ravisseurs coururent avec cette rapidité infatigable d’autrefois; Mazarin, sombre et pensif, se laissait entraîner au milieu de cette course de fantômes.
À l’aube, on avait fait douze lieues d’une seule traite; la moitié de l’escorte était harassée, quelques chevaux tombèrent.
– Les chevaux d’aujourd’hui ne valent pas ceux d’autrefois, dit Porthos, tout dégénère.
– J’ai envoyé Grimaud à Dammartin, dit Aramis; il doit nous ramener cinq chevaux frais, un pour son Éminence, quatre pour nous. Le principal est que nous ne quittions pas Monseigneur; le reste de l’escorte nous rejoindra plus tard; une fois Saint-Denis passé, nous n’avons plus rien à craindre.
Grimaud ramena effectivement cinq chevaux; le Seigneur auquel il s’était adressé, étant un ami de Porthos, s’était empressé, non pas de les vendre, comme on le lui avait proposé, mais de les offrir. Dix minutes après, l’escorte s’arrêtait à Ermenonville; mais les quatre amis couraient avec une ardeur nouvelle, escortant M. de Mazarin.