À midi on entrait dans l’avenue du château de Porthos.
– Ah! fit Mousqueton, qui était placé près de d’Artagnan et qui n’avait pas soufflé un seul mot pendant toute la route; ah! vous me croirez si vous voulez, monsieur, mais voilà la première fois que je respire depuis mon départ de Pierrefonds.
Et il mit son cheval au galop pour annoncer aux autres serviteurs l’arrivée de M. du Vallon et de ses amis.
– Nous sommes quatre, dit d’Artagnan à ses amis; nous nous relayons pour garder Monseigneur, et chacun de nous veillera trois heures. Athos va visiter le château, qu’il s’agit de rendre imprenable en cas de siège, Porthos veillera aux approvisionnements, et Aramis aux entrées des garnisons; c’est-à-dire qu’Athos sera ingénieur en chef, Porthos munitionnaire général, et Aramis gouverneur de la place.
En attendant, on installa Mazarin dans le plus bel appartement du château.
– Messieurs, dit-il quand cette installation fut faite, vous ne comptez pas, je présume, me garder ici longtemps incognito?
– Non, Monseigneur, répondit d’Artagnan, et, tout au contraire, comptons-nous publier bien vite que nous vous tenons.
– Alors on vous assiégera.
– Nous y comptons bien.
– Et que ferez-vous?
– Nous nous défendrons. Si feu M. le cardinal de Richelieu vivait encore, il vous raconterait une certaine histoire d’un bastion Saint-Gervais, où nous avons tenu à nous quatre, avec nos quatre laquais et douze morts, contre toute une armée.
– Ces prouesses-là se font une fois, monsieur, et ne se renouvellent pas.
– Aussi, aujourd’hui, n’aurons-nous pas besoin d’être si héroïques; demain l’armée parisienne sera prévenue, après-demain, elle sera ici. La bataille, au lieu de se livrer à Saint-Denis ou à Charenton, se livrera donc vers Compiègne ou Villers-Cotterêts.
– M. le Prince vous battra, comme il vous a toujours battus.
– C’est possible, Monseigneur; mais avant la bataille nous ferons filer Votre Éminence sur un autre château de notre ami du Vallon, et il en a trois comme celui-ci. Nous ne voulons pas exposer Votre Éminence aux hasards de la guerre.
– Allons, dit Mazarin, je vois qu’il faudra capituler.
– Avant le siège?
– Oui, les conditions seront peut-être meilleures.
– Ah! Monseigneur, pour ce qui est des conditions, vous verrez comme nous sommes raisonnables.
– Voyons, quelles sont-elles, vos conditions?
– Reposez-vous d’abord, Monseigneur, et nous, nous allons réfléchir.
– Je n’ai pas besoin de repos, messieurs, j’ai besoin de savoir si je suis entre des mains amies ou ennemies.
– Amies, Monseigneur. Amies!
– Eh bien, alors, dites-moi tout de suite ce que vous voulez, afin que je voie si un arrangement est possible entre nous. Parlez, monsieur le comte de La Fère.
– Monseigneur, dit Athos, je n’ai rien à demander pour moi et j’aurais trop à demander pour la France. Je me récuse donc et passe la parole à M. le chevalier d’Herblay.
Athos, s’inclinant, fit un pas en arrière et demeura debout, appuyé contre la cheminée, en simple spectateur de la conférence.
– Parlez donc, monsieur le chevalier d’Herblay, dit le cardinal. Que désirez-vous? Pas d’ambages, pas d’ambiguïtés. Soyez clair, court et précis.
– Moi, Monseigneur, je jouerai cartes sur table.
– Abattez donc votre jeu.
– J’ai dans ma poche, dit Aramis, le programme des conditions qu’est venue vous imposer avant-hier à Saint-Germain la députation dont je faisais partie. Respectons d’abord les droits anciens; les demandes qui seront portées au programme seront accordées.
– Nous étions presque d’accord sur celles-là, dit Mazarin, passons donc aux conditions particulières.
– Vous croyez donc qu’il y en aura? dit en souriant Aramis.
– Je crois que vous n’aurez pas tous le même désintéressement que M. le comte de La Fère, dit Mazarin en se retournant vers Athos en le saluant.
– Ah? Monseigneur, vous avez raison, dit Aramis, et je suis heureux de voir que vous rendez enfin justice au comte. M. de La Fère est un esprit supérieur qui plane au-dessus des désirs vulgaires et des passions humaines; c’est une âme antique et fière. M. le comte est un homme à part. Vous avez raison, Monseigneur, nous ne le valons pas, et nous sommes les premiers à le confesser avec vous.
– Aramis, dit Athos, raillez-vous?
– Non, mon cher comte, non, je dis ce que nous pensons et ce que pensent tous ceux qui vous connaissent. Mais vous avez raison, ce n’est pas de vous qu’il s’agit, c’est de Monseigneur et de son indigne serviteur le chevalier d’Herblay.
– Eh bien! que désirez-vous, monsieur, outre les conditions générales sur lesquelles nous reviendrons?
– Je désire, Monseigneur, qu’on donne la Normandie à madame de Longueville, avec l’absolution pleine et entière, et cinq cent mille livres. Je désire que Sa Majesté le roi daigne être le parrain du fils dont elle vient d’accoucher; puis que Monseigneur, après avoir assisté au baptême, aille présenter ses hommages à notre saint-père le pape.
– C’est-à-dire que vous voulez que je me démette de mes fonctions de ministre, que je quitte la France, que je m’exile?
– Je veux que Monseigneur soit pape à la première vacance, me réservant alors de lui demander des indulgences plénières pour moi et mes amis.
Mazarin fit une grimace intraduisible.
– Et vous, monsieur? demanda-t-il à d’Artagnan.
– Moi, Monseigneur, dit le Gascon, je suis en tout point du même avis que M. le chevalier d’Herblay, excepté sur le dernier article, sur lequel je diffère entièrement de lui. Loin de vouloir que Monseigneur quitte la France, je veux qu’il demeure premier ministre, car Monseigneur est un grand politique. Je tâcherai même, autant qu’il dépendra de moi, qu’il ait le dé sur la Fronde tout entière; mais à la condition qu’il se souviendra quelque peu des fidèles serviteurs du roi, et qu’il donnera la première compagnie de mousquetaires à quelqu’un que je désignerai. Et vous, du Vallon?
– Oui, à votre tour, monsieur, dit Mazarin, parlez.
– Moi, dit Porthos, je voudrais que monsieur le cardinal, pour honorer ma maison qui lui a donné asile, voulût bien, en mémoire de cette aventure, ériger ma terre en baronnie, avec promesse de l’ordre pour un de mes amis à la première promotion que fera Sa Majesté.
– Vous savez, monsieur, que pour recevoir l’ordre il faut faire ses preuves.
– Cet ami les fera. D’ailleurs, s’il le fallait absolument, Monseigneur lui dirait comment on évite cette formalité.
Mazarin se mordit les lèvres, le coup était direct, et il reprit assez sèchement:
– Tout cela se concilie fort mal, ce me semble, messieurs; car si je satisfais les uns, je mécontente nécessairement les autres. Si je reste à Paris, je ne puis aller à Rome, si je deviens pape, je ne puis rester ministre, et si je ne suis pas ministre, je ne puis pas faire M. d’Artagnan capitaine et M. du Vallon baron.
– C’est vrai, dit Aramis. Aussi, comme je fais minorité, je retire ma proposition en ce qui est du voyage de Rome et de la démission de Monseigneur.
– Je demeure donc ministre? dit Mazarin.
– Vous demeurez ministre, c’est entendu, Monseigneur, dit d’Artagnan; la France a besoin de vous.
– Et moi je me désiste de mes prétentions, reprit Aramis, Son Éminence restera premier ministre, et même favori de Sa Majesté, si elle veut m’accorder, à moi et à mes amis, ce que nous demandons pour la France et pour nous.
– Occupez-vous de vous, messieurs, et laissez la France s’arranger avec moi comme elle l’entendra, dit Mazarin.
– Non pas! non pas! reprit Aramis, il faut un traité aux frondeurs, et Votre Éminence voudra bien le rédiger et le signer devant nous, en s’engageant par le même traité à obtenir la ratification de la reine.