– Je ne puis répondre que de moi, dit Mazarin, je ne puis répondre de la reine. Et si Sa Majesté refuse?
– Oh! dit d’Artagnan, Monseigneur sait bien que Sa Majesté n’a rien à lui refuser.
– Tenez, Monseigneur, dit Aramis, voici le traité proposé par la députation des frondeurs; plaise à Votre Éminence de le lire et de l’examiner.
– Je le connais, dit Mazarin.
– Alors, signez-le donc.
– Réfléchissez, messieurs, qu’une signature donnée dans les circonstances où nous sommes pourrait être considérée comme arrachée par la violence.
– Monseigneur sera là pour dire qu’elle a été donnée volontairement.
– Mais enfin, si je refuse?
– Alors, Monseigneur, dit d’Artagnan, Votre Éminence ne pourra s’en prendre qu’à elle des conséquences de son refus.
– Vous oseriez porter la main sur un cardinal?
– Vous l’avez bien portée, Monseigneur, sur des mousquetaires de Sa Majesté!
– La reine me vengera, messieurs!
– Je n’en crois rien, quoique je ne pense pas que la bonne envie lui en manque; mais nous irons à Paris avec Votre Éminence, et les Parisiens sont gens à nous défendre…
– Comme on doit être inquiet en ce moment à Rueil et à Saint-Germain! dit Aramis; comme on doit se demander où est le cardinal, ce qu’est devenu le ministre, où est passé le favori! comme on doit chercher Monseigneur dans tous les coins et recoins! comme on doit faire des commentaires, et si la Fronde sait la disparition de Monseigneur, comme la Fronde doit triompher!
– C’est affreux, murmura Mazarin.
– Signez donc le traité, Monseigneur, dit Aramis.
– Mais si je le signe et que la reine refuse de le ratifier?
– Je me charge d’aller voir Sa Majesté, dit d’Artagnan, et d’obtenir sa signature.
– Prenez garde, dit Mazarin, de ne pas recevoir à Saint-Germain l’accueil que vous croyez avoir le droit d’attendre.
– Ah bah! dit d’Artagnan, je m’arrangerai de manière à être le bienvenu; je sais un moyen.
– Lequel?
– Je porterai à Sa Majesté la lettre par laquelle Monseigneur lui annonce le complet épuisement des finances.
– Ensuite? dit Mazarin pâlissant.
– Ensuite, quand je verrai Sa Majesté au comble de l’embarras, je la mènerai à Rueil, je la ferai entrer dans l’orangerie, et je lui indiquerai certain ressort qui fait mouvoir une caisse.
– Assez, monsieur, murmura le cardinal, assez! Où est le traité?
– Le voici, dit Aramis.
– Vous voyez que nous sommes généreux, dit d’Artagnan, car nous pouvions faire bien des choses avec un pareil secret.
– Donc, signez, dit Aramis en lui présentant la plume.
Mazarin se leva, se promena quelques instants, plutôt rêveur qu’abattu. Puis s’arrêtant tout à coup:
– Et quand j’aurai signé, messieurs, quelle sera ma garantie?
– Ma parole d’honneur, monsieur, dit Athos.
Mazarin tressaillit, se retourna vers le comte de La Fère, examina un instant ce visage noble et loyal, et prenant la plume:
– Cela me suffit, monsieur le comte, dit-il.
Et il signa.
– Et maintenant, monsieur d’Artagnan, ajouta-t-il, préparez-vous à partir pour Saint-Germain et à porter une lettre de moi à la reine.
XCV. Comme quoi avec une plume et une menace on fait plus vite et mieux qu’avec l’épée et du dévouement
D’Artagnan connaissait sa mythologie: il savait que l’occasion n’a qu’une touffe de cheveux par laquelle on puisse la saisir, et il n’était pas homme à la laisser passer sans l’arrêter par le toupet. Il organisa un système de voyage prompt et sûr en envoyant d’avance des chevaux de relais à Chantilly, de façon qu’il pouvait être à Paris en cinq ou six heures. Mais avant de partir, il réfléchit que, pour un garçon d’esprit et d’expérience, c’était une singulière position que de marcher à l’incertain en laissant le certain derrière soi.
– En effet, se dit-il au moment de monter à cheval pour remplir sa dangereuse mission, Athos est un héros de roman pour la générosité; Porthos, une nature excellente, mais facile à influencer; Aramis, un visage hiéroglyphique, c’est-à-dire toujours illisible. Que produiront ces trois éléments quand je ne serai plus là pour les relier entre eux?… la délivrance du cardinal peut-être. Or, la délivrance du cardinal, c’est la ruine de nos espérances, et nos espérances sont jusqu’à présent l’unique récompense de vingt ans de travaux près desquels ceux d’Hercule sont des œuvres de pygmée.
Il alla trouver Aramis.
– Vous êtes, vous, mon cher chevalier d’Herblay, lui dit-il, la Fronde incarnée. Méfiez-vous donc d’Athos, qui ne veut faire les affaires de personne, pas même les siennes. Méfiez-vous surtout de Porthos, qui, pour plaire au comte, qu’il regarde comme la Divinité sur la terre, l’aidera à faire évader Mazarin, si Mazarin a seulement l’esprit de pleurer ou de faire de la chevalerie.
Aramis sourit de son sourire fin et résolu à la fois.
– Ne craignez rien, dit-il, j’ai mes conditions à poser. Je ne travaille pas pour moi, mais pour les autres. Il faut que ma petite ambition aboutisse au profit de qui de droit.
– Bon, pensa d’Artagnan, de ce côté je suis tranquille.
Il serra la main d’Aramis et alla trouver Porthos.
– Ami, lui dit-il, vous avez tant travaillé avec moi à édifier notre fortune, jusqu’au moment où nous sommes sur le point de recueillir le fruit de nos travaux, ce serait une duperie ridicule à vous que de vous laisser dominer par Aramis, dont vous connaissez la finesse, finesse qui, nous pouvons le dire entre nous, n’est pas toujours exempte d’égoïsme; ou par Athos, homme noble et désintéressé, mais aussi homme blasé, qui, ne désirant plus rien pour lui-même, ne comprend pas que les autres aient des désirs. Que diriez-vous si l’un ou l’autre de nos deux amis vous proposait de laisser aller Mazarin?
– Mais je dirais que nous avons eu trop de mal à le prendre pour le lâcher ainsi.
– Bravo! Porthos, et vous auriez raison, mon ami; car avec lui vous lâcheriez votre baronnie, que vous tenez entre vos mains; sans compter qu’une fois hors d’ici Mazarin vous ferait pendre.
– Bon! vous croyez?
– J’en suis sûr.
– Alors je tuerais plutôt tout que de le laisser échapper.
– Et vous auriez raison. Il ne s’agit pas, vous comprenez, quand nous avons cru faire nos affaires, d’avoir fait celles des frondeurs, qui d’ailleurs n’entendent pas les questions politiques comme nous, qui sommes de vieux soldats.
– N’ayez pas peur, cher ami, dit Porthos, je vous regarde par la fenêtre monter à cheval, je vous suis des yeux jusqu’à ce que vous ayez disparu, puis je reviens m’installer à la porte du cardinal, à une porte vitrée qui donne dans la chambre. De là je verrai tout, et au moindre geste suspect j’extermine.
– Bravo! pensa d’Artagnan, de ce côté, je crois, le cardinal sera bien gardé.
Et il serra la main du seigneur de Pierrefonds et alla trouver Athos.
– Mon cher Athos, dit-il, je pars. Je n’ai qu’une chose à vous dire: vous connaissez Anne d’Autriche, la captivité de M. de Mazarin garantit seule ma vie; si vous le lâchez, je suis mort.
– Il ne me fallait rien moins qu’une telle considération, mon cher d’Artagnan, pour me décider à faire le métier de geôlier. Je vous donne ma parole que vous retrouverez le cardinal où vous le laissez.
– Voilà qui me rassure plus que toutes les signatures royales, pensa d’Artagnan. Maintenant que j’ai la parole d’Athos, je puis partir.
D’Artagnan partit effectivement seul, sans autre escorte que son épée et avec un simple laissez-passer de Mazarin pour parvenir près de la reine.