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San-Antonio

Viva Bertaga !

À Henri Tachan,

cette hacienda à moi

Don San-Antonio

CHAPITRE PREMIER

À L'OMBRE DE LUI-MÊME

— Moi, dit Pinaud, je suis bien certain que la peine de mort ne sera jamais abolie en France. Et savez-vous pourquoi ?

Le brigadier Laronde et moi-même donnons notre langue au chat, Laronde en émettant un bruit de vache qui se pâme tout autour de son mégot de cigare, et votre serviteur d'un sobre hochement de tête.

La Vieillasse passe deux doigts flétris entre le col élimé de sa chemise et son cou de poulet hérissé de vilains poils dont chacun semble pousser au milieu d'une inflammation de ses ganglions lymphatiques.

— Parce que, reprend le Doctoral, les Français ont une grande tendresse pour la guillotine. Je crois que c'est l'invention dont ils se montrent le plus fiers. Elle symbolise à leurs yeux la Révolution de 1789, c'est-à-dire la période la plus fameuse de leur histoire. Car je ne sais si vous avez remarqué, mais les peuples s'enorgueillissent davantage de leurs révolutions que des guerres qu'ils ont gagnées…

— Tu parles comme un livre, m'étonné-je.

Je tends la main par-dessus la table pour cueillir l'opuscule que mon ami est en train de compulser. Il s'intitule : « Cent et une manières de briller en société » et c'est le second paragraphe de la page 16 que le Débris vient de nous réciter en l'assortissant d'une intonation pleine de nonchalance.

— Eh ben, Pépère, tu veux t'orienter sur la diplomatie ? fais-je en feuilletant son guide.

— J'ai remarqué, répond le Bêlant, que ce sont des choses inutiles qu'on a le plus souvent besoin et qu'on sait le moins dire. Cet ouvrage me paraît très précieux, car il contient des recettes de conversation infaillibles.

— Si tout le monde l'achète et s'en inspire, les conversations de salon vont vite ressembler aux concours du Conservatoire…

La sonnerie du téléphone met (provisoirement) un terme à notre échange de vues. Laronde qui est le plus proche de l'appareil décroche, fait « mouais » à travers la bouillie de tabac, puis ôte son cigare pour réciter un : « Mais certainement, monsieur le directeur » admirablement formulé. Il ne manque pas un bouton de guêtre à l'uniforme de son respect.

— Pour vous, commissaire ! chuchote-t-il en me virgulant le combiné.

Jugeant sans doute mon esprit de déduction en veilleuse, il se croit obligé d'ajouter : « C'est le patron ».

La voix du Vieux est aussi froide que la morve perlant au nez d'un bonhomme de neige.

— Bonjour, San-Antonio, que raconte la bascule, ce matin ?

Je me racle le gosier.

— Quatre-vingt-six, monsieur le directeur.

Son silence est plus pointu que le poinçon d'un graveur sur alliances.

— Vous vous fichez de moi ?

— Ça n'est pas mon habitude, rétorqué-je du talc au talc (comme me l'a enseigné un copain masseur).

— Mais, saperlipopette, hier elle accusait quatre-vingt-quatre !

— Je sais bien !

— Avouez-le, San-Antonio, vous avez augmenté les rations ?

— Absolument pas, monsieur le directeur. En vingt-quatre heures, notre homme a absorbé deux endives cuites à l'eau, sans beurre ni sel, une pomme et un yaourt, ce qui représente un total de cent cinquante calories, alors qu'il lui en faudrait au moins trois mille. Nous sommes très en dessous de la moyenne énergétique de l'Inde. De plus nous avons poussé les séances de sauna à une heure trente. Je crois que c'est son métabolisme qui est en cause !

— Fichaise ! Le diététicien est formel. Depuis le début du traitement, notre patient devrait être parvenu au poids souhaité de soixante kilogrammes. Voulez-vous mon avis ? Dans votre entourage, quelqu'un trahit !

Je file un coup de périscope sur mon entourage. Il se compose du gars Laronde, un zig pas compliqué, passionné de jardinage. Pour l'instant, penché sur le catalogue d'un pépiniériste hollandais, il est en train de cocher au crayon rouge les oignons de tulipes qu'il se propose de commander. Le Fripé complète l'entourage annoncé plus haut. C'est vous dire que je n'ai pas besoin de me cloquer la cervelle en tire-bouchon pour démasquer le traître, si traître il y a !

— Vous le surveillez étroitement ? reprend le Dabe.

— Extrêmement étroitement, monsieur le directeur.

— Maintenant le temps presse. S'il n'a pas perdu vingt kilos d'ici la semaine prochaine, tout est compromis !

— Je sais, monsieur le directeur, mais je ne peux pourtant pas le dépecer !

— Il prend ses cachets régulièrement ?

— Je les fais dissoudre moi-même dans le verre d'eau auquel il a droit.

Je me tais car une longue plainte retentit, en provenance du couloir.

J'ai faim, gémit une voit fluette, une voix exsangue…

— Comment se comporte-t-il ?

— Il fait pitié. Il est prostré. Il réclame à manger de plus en plus faiblement. Je me demande si l'entreprise n'est pas risquée, monsieur le directeur.

Le Big Boss fait entendre un léger clappement de langue irrité.

— Il avait qu'à pas se coller dans cette galère, San-Antonio.

Il raccroche.

A peine Pinuché relève son nez suintant du manuel de conversation.

— Y a du tirage ? demande-t-il de sa belle vois de chèvre fouettée.

— Et comment !

La plainte reprend ; plus navrante que précédemment. Elle vous arrache le cœur et les tripes. Surtout les tripes. Car c'est moi qui maigris dans cette rocambolesque affaire. J'ai scrupule de mastiquer chaque bouchée de mes repas à l'idée de ce malheureux que nous affamons délibérément, minutieusement, scientifiquement ; aussi deviens-je de plus en plus frugal.

— J'ai envie d'aller lui tenir compagnie, murmure le Désuet en refermant son précieux opercule.

— Le toubib a dit que le repos complet…

— Je le fatiguerai pas.

Il se lève. J'en fais autant.

— Tu permets, Pinuche !

Je m'approche de lui et me mets à le fouiller.

— Mais qu'est-ce qui te prend ! proteste Pépère. En voilà des façons !

— Je voulais m'assurer que tu ne lui refilais pas de la croque, en douce. Je connais ta bonne âme !

Pinaud hausse les épaules.

— Vous mériteriez que je le fisse ! déclare-t-il, parce que quand je vois vos méthodes, San-Antonio, j'ai quasiment honte d'être Français !

Je l'escorte jusqu'à la porte du prisonnier. Il s'agit d'une-grille dont les barreaux ont un espacement savamment calculé, je vous expliquerai pourquoi par la suite, à condition que vous ne me fassiez pas tartir. Au-delà des grilles, comme dirait Jean Gabin, il y a une petite pièce meublée d'un lit et d'un fauteuil. Le prisonnier est en pyjama rayé, ce qui accentue son aspect de détenu. Il est blafard, pas rasé, avec les cheveux collés par une suent d'anémie. Des bajoues flasques tremblent sous son menton.

— Je voudrais aller aux ouatères ! balbutie l'affamé.

— Conduis-le, enjoins-je à Pinaud.

On délourde. L'homme se traine hors de sa cage comme un pauvre plantigrade pantelant. Il s'arrête à ma hauteur, me considère d'un long regard jaune et trouble.

— C'est du beau, bredouille-t-il. Ah ! c'est du beau…

Il continue sa route en s'appuyant au bras de la Vieillasse. Les cagoinsses sont au fond du couloir.

A gauche, comme cinquante pour cent des chiottes en France, les autres-cinquante pour cent se trouvant au fond du couloir à droite.

Le prisonnier entre en titubant dans le discret local. Et alors votre San-Antonio bien-aimé réfléchit à toute vibure. Il se dit que ça fait deux fois déjà au moins de la matinée que le régimeur se rend aux gogues. Pour un zig qui ne tortore pas et qui boit un verre d'eau par jour, ça fait beaucoup, ne trouvez-vous pas ?