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Il continue sa route en s’appuyant au bras de la Vieillasse. Les cagoinces sont au fond du couloir à gauche, comme cinquante pour cent des chiottes en France, les autres cinquante pour cent se trouvent au fond du couloir à droite.

Le prisonnier entre en titubant dans le discret local. Et alors votre San-Antonio bien-aimé réfléchit à toute vibure. Il se dit que ça fait deux fois déjà au cours de la matinée que le régimeur se rend aux gogues. Pour un zig qui ne tortore pas et qui boit un verre d’eau par jour, ça fait beaucoup, ne trouvez-vous pas ?

Adossé à la porte du petit endroit, Pinuche rallume son légendaire mégot.

Il me regarde arriver à travers la flamme fumeuse du briquet et son petit œil cloaqueux brille curieusement.

Moi, vous me connaissez ? Je télépathe à mes heures. Voilà que je ligote dans le caberlot du Débris aussi clairement que s’il s’agissait d’un panneau annonçant l’arrivée des trains à la gare de Lyon.

Deux mouvements me suffisent.

Le premier consiste à balayer le Fripé de ma route, et le second à faire sauter le chétif loquet de la vespasienne d’un coup d’épaule.

La porte s’ouvre à la volée, me découvrant un spectacle vachement édifiant. Mon prisonnier est assis sur la lunette des caquezingues. Le couvercle de la chasse d’eau est déposé à ses pieds. Il tient un litre de rouge d’une main, un colossal sandwich aux rillettes de l’autre et le bouffe gloutonnement. Un sac en plastique, ruisselant, pend hors de la chasse.

Je bondis pour lui arracher ses aliments.

— Espèce de goret ! Bâfreur ! Tube digestif ! Ver solitaire ! l’apostrophé-je, tandis qu’il lutte farouchement pour me soustraire son sandwich. C’est cette vieille loque de Pinaud qui te ravitaillait hein, Obèse ?

Je parviens à me saisir du sandwich. Il a une suprême ruée pour mordre dedans.

— Salopard, va ! me lance-t-il, la bouche pleine ! Un pauvre petit casse-graine de rien du tout ! Sans cœur ! Assassin ! Affameur ! C’est ma mort que tu veux, hein, San-A. ! Dis-le que t’as du plaisir à m’assassiner. Vous êtes des vandaux, toi et le Vieux ! Des gestapisces ! Vous me courez avec votre régime Gandhi ! J’en ai ma claque de ce turbin ! Mort aux vaches ! Le fascisme ne passera pas.

Il s’étouffe, postillonne de la rillette, enfonce l’abattant des chiotzbrounts à coups de fesses, retrouve des couleurs…

La rogne m’empare.

— Tu veux ma main sur le museau, dis, Béru ? C’est une paire de tartes qu’il te faut en guise de dessert, espèce de loque ! Horrible goinfre ! Pourceau ! T’as pas d’honneur, Gros ! T’as plus qu’un métrage de boyaux ! Tu as fini par t’absorber toi-même, par te consommer. Tu me répugnes, tu poisses ! On glisse sur toi comme dans de la chose ! Tiens, assis sur ce trône, te voilà enfin parvenu à destination. Te voilà sacré roi des chiottes, Béru 1er  ! Comme sceptre il te manque une balayette… Tu te plais à rouler les mécaniques, à jouer les casseurs, les fracasseurs, les concasseurs, en réalité, t’es qu’un poulet mouillé, Gros ! Une chochotte ! Ton énergie ressemble à de la pâte dentifrice : elle dégouline !

J’avise le furtif Pinaud, embusqué dans le couloir. Le Spectre donne un nouveau flamboiement à ma rogne.

— Et l’autre crevard, là, qui te dorlote, te chouchoute, te choucroute ! Ah ! ils sont réussis, mes coéquipiers ! Des équipiers-nickelés, oui ! Des héros de bazar ! Prendspasderix les Gaulois ! Je vous casse, mes drôles ! Je vous balance au Vieux, avec le rapport salé ! Votre carrière s’achèvera dans cette cuvette de goguelinches ! On va tirer la chasse sur vous pour se débarrasser de vos méprisables personnes ! Matamors-moi l’os, et Papa-Gâteux dans la fosse d’aisance, enfin ! Tels qu’en eux-mêmes !

Je m’époumone, me survolte, m’extrapole, me déglote, me décordevocalise. Je traverse des étendues d’écœurements, des steppes de dégoût, des déserts de mépris, des océans de lassitude. Je franchis des Himalaya de réprobation, j’annapurnise dans le désenchantement.

Je me rabats dans le jardin de la villa mis à notre disposition pour le traitement du Gros. Une trouvaille du vioque. À qui appartient-elle ? Quelles étranges séances se sont déjà déroulées entre ses murs ? Mystère ! Un vent de mars chargé de pluie agite les bigoudis noirs hérissant la tête des arbres. Ce coin de campagne renifle le cimetière. Je prends place sur un banc de pierre moussu, humide et glacé. Le découragement, c’est l’avers de la fatigue. L’antichambre de la mort, vous y prépare. On ne s’y met jamais assez tôt à cet apprentissage. On repousse la besogne à un coma ultérieur. Et puis quand le moment arrive on est marron. On ne sait plus à quels saints ni à quel Dieu se vouer !

— Écoute, San-A… T’es tout de même dur avec nous…

Ils sont là, tous les deux, Béru-Pinaud, penauds. Le premier dans son pyjama rayé, l’autre à l’affût derrière son misérable mégot. Béru tient dans le creux de sa main les miettes du sandwich qu’il a ramassées dans les gogues.

— Barrez-vous, je ne veux plus vous voir, grommelé-je. Votre présence me flanque de l’urticaire. Quand je vous vois, ça me démange comme si je venais de m’asseoir sur un meeting de morpions.

— Essaie de comprendre, mec, implore le Gravos. J’ai déjà largué trente kilos en dix jours, je cavalais droit au Père-Lachaise à ce train-là. Je suis plus mollasson qu’une limace. Quand je lève un bras, ça me fatigue autant que si je déchargeais un train de marchandises à moi tout seul ! C’est pas le tout de rentrer dans les normes, ajoute l’Énorme, faut pouvoir agir. Ça ferait quoi que je pesasse les soixante kilos annoncés à l’estérieur si je les pèserais sur un brancard ?

— Il était à deux doigts de la neurasthénie, plaide l’Amoindri, en reniflant ses remords. Avais-je le droit de laisser agoniser un ami pareil ?

Malgré tout, leurs bonnes voix me calment. Je sais pas ce qu’ils ont, ces deux balluches, à m’envaper de la sorte ! Quand je les vois, tout contrits, avec leurs yeux ennuyés et leur tendre gaucherie, c’est plus fort que moi : je fonds…

— Écoute, Béru, tu viens nous traiter d’assassins, le Vieux et moi, mais qui s’est foutu dans ce merdier, sinon toi, hein ?

Il masse ses bajoues herbeuses :

— J’sais bien, admet l’Ogre de Barbarie.

— T’as voulu faire du zèle en apposant tes empreintes sur le laissez-passer que nous étions parvenus à piquer à Krackzek. Jouer les Bayard ! Forcer le Dabe à te confier cette mission périlleuse ! Bravo ! C’est beau de camper les téméraires, mon pote, seulement, en forçant les brèmes, t’as pas remarqué que le sauf-conduit était établi au nom d’un gus qui pesait soixante-deux kilos ! Hein, Gros Malin ? Conclusion, comme ce document est à pièce unique et qu’il porte tes empreintes, il n’y a plus que toi qui puisse l’utiliser. Seulement, il te reste une dernière formalité à remplir : peser soixante-deux kilos ! On te le fait remarquer. Tu escamotes ta grimace et, toujours grand seigneur, tu annonces que tu vas attaquer un régime à grand spectacle. On te fait confiance. Mais au bout de quinze jours, tu n’avais perdu que cinq cents grammes. On a alors calculé qu’à ce tarif-là, il te faudrait environ cinq ans pour gommer tes soixante kilos excédentaires.

Il va parler, mais tout à mon résumé, je monte le ton.

— On décrète alors l’état d’urgence. On t’amène ici. On s’active. Bon, au début tu te mets à fondre. C’est spectaculaire ! Un vrai bonhomme de graisse sur une plaque chauffante ! Et puis ça s’arrête ; pire : tu reprends du tonnage, gars. Pourquoi ? Parce que cette vieille Fripe saisie de compassion déguise la chasse d’eau des bédolmuches en garde-manger ! Et voilà Monseigneur Bérurier qui boulimise, avec du faf à train en guise de serviette ! Ah ! misère, mais tu l’aimes donc tant que ça, la boustifaille, pour abdiquer ta dignité contre un kil de rouge et un sandwich aux rillettes ?