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«Oui! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillé.»

«À la bonne heure! pensai-je. Si tu le débrouilles, tu seras fin, mon oncle.»

«Examinons bien, dit-il, en reprenant la feuille sur laquelle j’avais écrit. Voilà une série de cent trente-deux lettres qui se présentent sous un désordre apparent. Il y a des mots où les consonnes se rencontrent seules comme le premier «m. rnlls», d’autres où les voyelles, au contraire, abondent, le cinquième, par exemple, «unteief», ou l’avant-dernier «oseibo.» Or, cette disposition n’a évidemment pas été combinée; elle est donnée mathématiquement par la raison inconnue qui a présidé à la succession de ces lettres. Il me paraît certain que la phrase primitive a été écrite régulièrement, puis retournée suivant une loi qu’il faut découvrir. Celui qui posséderait la clef de ce «chiffre» le lirait couramment. Mais quelle est cette clef? Axel, as-tu cette clef?»

À cette question je ne répondis rien, et pour cause. Mes regards s’étaient arrêtés sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Graüben. La pupille de mon oncle se trouvait alors à Altona, chez une de ses parentes, et son, absence me rendait fort triste, car, je puis l’avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du professeur s’aimaient avec toute la patience et toute la tranquillité allemandes. Nous nous étions fiancés à l’insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils sentiments. Graüben était une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d’un caractère un peu grave, d’un esprit un peu sérieux; mais elle ne m’en aimait pas moins; pour mon compte, je l’adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue tudesque! L’image de ma petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde des réalités dans celui des chimères, dans celui des souvenirs.

Je revis la fidèle compagne de mes travaux et de mes plaisirs. Elle m’aidait à ranger chaque jour les précieuses pierres de mon oncle; elle les étiquetait avec moi. C’était une très forte minéralogiste que mademoiselle Graüben! Elle aimait à approfondir les questions ardues de la science. Que de douces heures nous avions passées à étudier ensemble, et combien j’enviai souvent le sort de ces pierres insensibles qu’elle maniait de ses charmantes mains!

Puis, l’instant de la récréation venue, nous sortions tous les deux, nous prenions par les allées touffues de l’Alster, et nous nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronné qui fait si bon effet à l’extrémité du lac; chemin faisant, on causait en se tenant par la main. Je lui racontais des choses dont elle riait de son mieux. On arrivait ainsi jusqu’au bord de l’Elbe, et, après avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands nénuphars blancs, nous revenions au quai par la barque à vapeur.

Or, j’en étais là de mon rêve, quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment à la réalité.

«Voyons, dit-il, la première idée qui doit se présenter à l’esprit pour brouiller les lettres d’une phrase, c’est, il me semble, d’écrire les mots verticalement au lieu de les tracer horizontalement.

– Tiens! pensai-je.

– Il faut voir ce que cela produit. Axel, jette une phrase quelconque sur ce bout de papier; mais, au lieu de disposer les lettres à la suite les unes des autres, mets-les successivement par colonnes verticales, de manière à les grouper en nombre de cinq ou six.»

Je compris ce dont il s’agissait, et immédiatement j’écrivis de haut en bas:

J m n e G e

e e, t r n

t’b m i a!

a i a t ü

i e p e b

«Bon, dit le professeur, sans avoir lu. Maintenant, dispose ces mots sur une ligne horizontale.»

J’obéis, et j’obtins la phrase suivante:

JmneGe ee, trn t’bmia! aiatü iepeb

«Parfait! fit mon oncle en m’arrachant le papier des mains, voilà qui a déjà la physionomie du vieux document: les voyelles sont groupées ainsi que les consonnes dans le même désordre; il y a même des majuscules au milieu des mots, ainsi que des virgules, tout comme dans le parchemin de Saknussemm!»

Je ne puis m’empêcher de trouver ces remarques fort ingénieuses.

«Or, reprit mon oncle en s’adressant directement à moi, pour lire la phrase que tu viens d’écrire, et que je ne connais pas, il me suffira de prendre successivement la première lettre de chaque mot, puis la seconde, puis la troisième, ainsi de suite.»

Et mon oncle, à son grand étonnement, et surtout au mien, lut:

Je t’aime bien, ma petite Graüben!

«Hein!» fit le professeur.

Oui, sans m’en douter, en amoureux maladroit, j’avais tracé cette phrase compromettante!

«Ah! tu aimes Graüben! reprit mon oncle d’un véritable ton de tuteur!

– Oui… Non… balbutiai-je!

– Ah! tu aimes Graüben, reprit-il machinalement. Eh bien, appliquons mon procédé au document en question!»

Mon oncle, retombé dans son absorbante contemplation, oubliait déjà mes imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car la tête du savant ne pouvait comprendre les choses du cœur. Mais, heureusement, la grande affaire du document l’emporta.

Au moment de faire son expérience capitale, les yeux du professeur Lidenbrock lancèrent des éclairs à travers ses lunettes. Ses doigts tremblèrent, lorsqu’il reprit le vieux parchemin; il était sérieusement ému. Enfin il toussa fortement, et d’une voix grave, appelant successivement la première lettre, puis la seconde de chaque mot, il me dicta la série suivante:

messunkaSenrA. icefdoK. segnittamurtn

ecertserrette, rotaivsadua, ednecsedsadne

lacartniiiluJsiratracSarbmutabiledmek

meretarcsilucoYsleffenSnl

En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné, ces lettres, nommées une à une, ne m’avaient présenté aucun sens à l’esprit; j’attendais donc que le professeur laissât se dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité.

Mais, qui aurait pu le prévoir! Un violent coup de poing ébranla la table. L’encre rejaillit, la plume me sauta des mains.

«Ce n’est pas cela! s’écria mon oncle, cela n’a pas le sens commun!»

Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l’escalier comme une avalanche, il se précipita dans Königstrasse, et s’enfuit à toutes jambes.

IV

«Il est parti? s’écria Marthe en accourant au bruit de la porte de la rue qui, violemment refermée, venait d’ébranler la maison tout entière.

– Oui! répondis-je, complètement parti!

– Eh bien! et son dîner? fit la vieille servante.

– Il ne dînera pas!

– Et son souper?

– Il ne soupera pas!

– Comment? dit Marthe en joignant les mains.

– Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans la maison! Mon oncle Lidenbrock nous met tous à la diète jusqu’au moment où il aura déchiffré un vieux grimoire qui est absolument indéchiffrable!

– Jésus! nous n’avons donc plus qu’à mourir de faim!»

Je n’osai pas avouer qu’avec un homme aussi absolu que mon oncle, c’était un sort inévitable.

La vieille servante, sérieusement alarmée, retourna dans sa cuisine en gémissant.

Quand je fus seul, l’idée me vint d’aller tout conter à Graüben. Mais comment quitter la maison? Le professeur pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Et s’il m’appelait? Et s’il voulait recommencer ce travail logogryphique, qu’on eût vainement proposé au vieil Œdipe! Et si je ne répondais pas à son appel, qu’adviendrait-il?