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Je dors : je crois voir cette petite fille que je me suis mis à peindre, une nuit, sans savoir où j’allais, le décor copié de mémoire sur la « chambre-poubelle » du vicomte de Noailles pour que mon tableau maudit se niche dans mon œuvre la plus connue et la plus belle, l’homme en noir à côté de la fille, et la manière si soigneuse dont j’ai peint le couteau, avec son manche un peu ventru, arrondi à l’extrémité, et la lame qui brilla d’un seul coup quand j’eus ajouté un trait de blanc de plomb, pur, sorti du tube. L’éclat de blanc qui illumine la toile. Une mise en scène dont s’inspirent, peut-être, ce film atroce envoyé à Nahoum, et surtout, jusque dans les moindres détails, cette photo coupée en deux que Virgile avait mise sous enveloppe. Sauf que moi je ne montrais rien, je laissais le spectateur imaginer, faire défiler ses propres images. Je mettais en place la fille nue, l’homme, le couteau. Ce grand tableau je l’ai caché si bien que personne ne le retrouvera. Une vision agrandie, à la loupe, de mes errances. En 1967, je l’avais laissé voir à Isabelle, parce qu’elle posait nue et venait me rejoindre de l’autre côté de la grande toile. C’est elle qui m’a dit de cacher ça tout de suite : « On ne le vendra jamais, et si quelqu’un le voit, que va-t-il croire de nous, de notre amour ? » Petite idiote. C’est pour moi seul que j’avais voulu prendre tout le temps de peindre. C’est ce qu’on a fait de mieux avec ton corps, pauvre gamine, pauvre folle.

Nahoum ne pose pas pour moi. Elle a aimé se montrer pour les meilleurs photographes, tandis que moi, depuis Magnac, je n’ai guère refait de portraits. À Magnac, je me souviens du crissement aigu de la porte de l’entrée que je ne supportais pas. Je préférais sortir par la fenêtre, sauter dans le jardin et Isabelle me cherchait partout.

Depuis lors, j’ai accumulé peintures et installations. Il ne me manque plus qu’une œuvre littéraire, qui fasse mal. Le Journal d’un génie de Dali ne cassait pas des briques, Picasso ne savait pas aligner deux phrases et faisait tout récrire. Je les enfonce. Mon journal va paraître. Ce sera mon cadeau — à moi-même, en premier — pour mes cent ans.

CHAPITRE 3.

Mon royaume d’aveugles

« Bonjour, cher ami, je ne vous dérange pas trop ? Ici l’Aiguille. Je voulais vous demander… »

Je le redoute. J’ai décroché pour ne plus entendre cette sonnerie. J’attendais l’appel de Virgile, à qui j’ai laissé deux messages. L’Aiguille m’appelle peu, politesse surannée, voix flûtée, toujours sur le ton d’un maître chanteur qui veut en découdre, mais qui a tout son temps, comme s’il lisait entre les lignes des articles de presse qui chantent ma gloire. Me parler comme si nous avions encore la vie devant nous, quelle vraie délicatesse de jeune pervers.

L’Aiguille s’intéresse à l’art avec passion depuis qu’il me connaît. Il a téléphoné parce qu’il est allé voir « mon chef-d’œuvre » au Centre Pompidou et que sa femme, Claire — un prénom bon pour les soporifiques romans de Chardonne — le trouve « absolument génial », surtout quand on pense que « ça date de 1928, ces rideaux à fleurs, cette petite frise de rosaces, c’est toute une époque, on voit ça dans les vieux catalogues ! », petite dinde.

L’Aiguille me fait peur. Il est le seul qui ait tout compris. Pierre-Louis Ternisien, marquis de l’Aiguille, est celui qui m’a vendu Cérisoles. Château vendu, famille perdue. Il savait délicate la machinerie de son usine à vieilles pierres et il croyait surtout à un achat par l’État. Il n’est pas revenu de mon offre. Il n’en revient pas de mes bénéfices. Personne ne le sait, sauf ce morveux : je suis rentable. Je vais le salarier comme avocat-conseil, le pauvre petit marquis de l’Aiguille creuse. Sa femme est un moule à tartes. Elle donnera naissance à quelques tartelettes en serre-tête et à des tartignolets en culottes de velours. Faute de grande demeure, allons-y, autant de grands demeurés que le Bon Dieu voudra en envoyer. Pierre-Louis aura sa Porsche, son Espace, pour l’île de Ré, et il me fichera la paix. Une botte de foin, voilà ce qu’il faut à l’Aiguille. Qu’il en bouffe.

Le couple l’Aiguille a invité Nahoum la semaine dernière, chez eux, à Paris. Je ne sais pas trop comment cela s’est passé. Elle n’a rien raconté à son retour. Je crois qu’elle se sentait obligée d’être polie, de jouer un peu à la nouvelle châtelaine. Je la trouve touchante, et j’imagine que les autres doivent encore parler de ce dîner, les pauvres.

On croit que je tiens Cérisoles, inchauffable, invendable, invivable — selon notre discours syndical à nous, les propriétaires de monuments historiques — à bout de bras, parce que je vends bien. C’est idiot. Je ne vends plus tellement depuis dix ans. J’ai la main qui tremble, je n’ai rien à mettre sur le marché de l’art, que de l’image : de la culture d’entreprise. Je rentabilise. Je ne crée plus vraiment et les mêmes châssis s’entassent dans la grange depuis des mois sans que je les touche. Cérisoles me fait vivre. Claude Monet n’avait pas eu l’idée de transformer Giverny, de son vivant, en parc à bœufs — moi si. J’ai su tirer les leçons du génie. Du génie des autres.

Quand la main ne peut plus tenir le pinceau, faire visiter le jardin, ce n’est pas encore trop bête. Du temps des l’Aiguille, du père de mon bon petit jeune homme en blazer, la baraque tournait à l’épave. Un rafiot éventré, battant pavillon de complaisance, qui gicle son fuel et ses poivrières. Le manoir du capitaine Fracasse, la gravure qui était à la première page du premier roman que j’ai lu en français, quand j’avais neuf ans — je la revois encore, cela s’intitulait Le Château de la misère. Un grand artiste, un génie farouche, c’est aussi efficace qu’un zoo ou qu’un spectacle en costumes. Mais ça peut agacer, car c’est plus chic. Thoiry me toise, le Lude m’évite, le Puy-du-Fou surveille mes comptes, Breteuil me bat froid. D’où le danger l’Aiguille — qui m’admire et qui m’en veut… Terne Ternisien, marquis de mes deux, chevalier à la triste figure. Je l’ai obligé à devenir une bête d’appartement. Il est ravi de sa vue sur le parc Monceau, le caniche — mais en société, devant les trouducs que sa femme fréquente, il joue les chiens de meute, l’écume aux crocs.

Que veut l’Aiguille ? Il annonce sa venue pour une surprise. Je l’invite. Une petite séance d’acupuncture en perspective. Nahoum fera des gros plans sur les premiers bourrelets qui se forment autour de sa nuque.

[Une ligne rayée et noircie, illisible dans le manuscrit, puis une page arrachée.]

J’ai eu peur que ma tendre Nahoum ne trouve ce carnet dans ma chambre. Je l’ai enfermé dans un secrétaire, avec l’enveloppe contenant la photo déchirée. Il faut que Virgile vienne et me parle. Je crois que je l’aime, ma femme, comme je n’ai jamais aimé aucune autre. Elle sera ma dernière. Nous nous sommes calfeutrés dans Cérisoles pour que le monde cesse de nous parler et de nous voir. J’aimerai assez qu’elle s’immole sur mon bûcher, plutôt que de la voir, ou de ne pas la voir, hélas, épouser en seconde noces un homme un peu plus riche. Quand j’avais trente ans, je croyais que les femmes de peintres servaient surtout à essuyer les pinceaux. À quarante ans, qu’elles devaient torcher. Puis, j’ai réussi à me passer d’elles, assez bien. Assez longtemps. J’avais enfin de l’argent, je n’avais plus de raison de payer en nature la femme de ménage. Ni que l’on dépense à ma place. J’ai bien vécu. Puis, j’ai vu Nahoum, alors que je n’espérais plus rien, que je ne voulais plus d’enfant, que personne ne me plaisait dans le monde libre. Nahoum. Elle est venue sans crier gare. Un défilé de mode, un mannequin égaré dans les couloirs du Musée des arts décoratifs envahi par les projecteurs et les cris des photographes en blouson de cuir, quand les jeunes femmes tournent trop vite au bout du podium. Je ne sais pas ce que j’étais venu faire là. Je l’ai repérée tout de suite.