Philippe Saint-Marc-Guillet, le couturier, me l’a fait rencontrer dans les salons d’habillage. Personne ne lui prêtait plus attention. Nahoum semblait sortir du sommeil, comme si les lumières et les robes avaient été un rêve. Un rêve bleu : je revois encore le satin froissé, sur le fauteuil, les gants de peau blanche qu’elle venait de retirer, le sac posé par terre, d’un bleu plus pâle. Sa peau flottait sur ces bleus et ces blancs, comme transparente, une ombre qui nage dans la mer, avec ses yeux qui transformaient en nuit les paysages alentours. Mon nom ne lui a rien dit. Et réciproquement, alors qu’elle était déjà célèbre dans le monde entier. Et moi aussi. Je revois la pluie qui faisait sursauter les flaques dans la rue de Rivoli, au pied du Louvre. Philippe m’a dit que j’étais lamentable et nous sommes allés dîner chez lui rue Saint-Honoré. J’ai épousé Nahoum un mois après.
Depuis le début de notre mariage (« le plus célèbre artiste du monde se remarie à quatre-vingt-dix ans avec le mannequin vedette le mieux payé des États-Unis, ils s’installent à la campagne en Touraine et refusent de recevoir les journalistes »), elle me surveille. D’elle aussi je dois « me souvenir de me méfier ». J’ai peut-être tort d’écrire des mots qui, un jour ou l’autre, pourraient être retenus contre moi. Contre elle. Contre la fortune des enfants. Je veux les faire hériter du plus de choses possible.
Il faut que je freine un peu, sinon je devrai tout biffer dans ce carnet et ne pas en laisser une ligne. Je dois m’appliquer pour le monument, pour que ce mémorial soit conforme. Pour le moment, ce carnet ne me sert qu’à calmer la peur qui monte, à endiguer ce flot d’images nouvelles qui m’assaillent et que je ne comprends pas. Je suis un vieux monsieur, il ne faut pas me harceler. J’ai dit à Jacques de me laisser seul pendant une heure. Que je voulais écrire. Il m’a aussitôt proposé de faire venir une secrétaire. Je lui demanderai de faire taper le manuscrit par des amis de confiance, dans deux villes différentes, les pages paires pour l’un, les pages impaires pour l’autre. Rien ne doit se savoir. Je ne peux pas taper moi-même, l’écran de l’ordinateur me fatigue, je suis condamné à tout écrire à la main. Confiture à l’ancienne, cuite au chaudron. C’est la dernière pierre de ma gloire. Avec le site Internet de Cérisoles, mes exploits sur la toile. Ça, je ne m’en occupe pas, Manette Homberger sous-traite à un autre génie, mais dans la catégorie boutonneux, que l’on paye autant qu’un conseiller d’Etat président de section. Lui ne va pas acheter une Porsche et des blazers top ringards, comme Pierre-Louis Ternisien de l’Aiguille (HEC 1990, Harvard Business School). Je n’ai pas bien compris où il met son argent, mon boutonneux, mais ce sera lui le plus riche dans dix ans et il le sait. Il aime les survêtements et le stade de France. Il s’appelle Étienne Lemoine, ou un nom comme ça, impossible à retenir. Il a sûrement d’autres noms, des codes, des accès réservés, des mots de passe, des vies parallèles. Il est capable aussi de se ruiner au casino et de finir avec une balle dans la peau. Il se délecte dans la sophistication des antivirus informatiques. C’est un héros moderne et triste, un chevalier blanc, un pourfendeur de Hackers, le Quentin Durward du Web. Il a peur de me parler. Je ne lui dis rien. Je l’intimide. Il s’est acheté un vieux flipper des années cinquante et il joue chez lui.
J’aime employer tous ces mots nouveaux et merveilleux que Nahoum m’apprend et me fait réciter pour ma musculation neuronale ; mais je n’ose pas les employer devant mon petit jeune homme. Avec lui je joue le vieillard qui ne comprend rien au monde moderne. Il ne se méfie pas de moi. Je suis son Louis XI, avec mes médailles pieuses, mon chapeau en peau de souris et mes habits sombres. Je suis le père plein aux as qu’il n’a pas eu. Et qu’il aurait détesté. Il m’admire surtout pour mon mariage avec Nahoum, d’être arrivé à me la taper, une idole absolue, une des dix plus belles femmes du monde, sur la liste Harper depuis quatre ans. Lui aussi, s’il tombe sur ce carnet, il est capable de le déverser en deux secondes sur le réseau mondial. Je serai nu, dans les mains de tout le monde comme écrit madame de Sévigné à Bussy-Rabutin. Dois-je tout divulguer tant que je peux encore le faire ? Dois-je avoir peur d’eux : Nahoum, mon amour, l’Aiguille et Étienne Lemoine (Lefranc ?) le boutonneux, ou les utiliser, leur donner ce qui risque de les tuer après ma mort ? Leur filer les clefs ? L’envie d’écrire la vérité est une sorte de précipice sans cesse ouvert à côté de mon chemin. Je dois aller droit, résister à lancer le cheval par là.
Je recommence. Allons, voici la légende dorée du plus grand artiste de ce siècle. La vache sacrée de l’Inde parle enfin. La semaine dernière dans un quotidien : « Jamais aucune œuvre ne se sera à ce point confondue avec une vie et une vie avec un siècle. » C’est ce gras Pontac, dans le magazine pour lorettes qui le fait vivre lui et ses six gosses, avec ses mains qui poissent et ses romans de cinq cents pages tous les deux ans. Une bonne laitière. Qui stresse quand on ne lui demande pas d’écrire, comme une normande qu’on a oublié de traire. Toutes mamelles pendantes, il fondra sur mes papiers dès que j’aurai rendu l’âme. Pauvre crétin, nullard, ignare, je ne suis pas encore mort. On ne juge un homme qu’à la fin.
Je suis payé, et bien cher, pour donner aux gens ce qu’ils veulent. L’éditeur a été précis. Il va avoir un coup de sang si je lui envoie ce cahier. Dans la grande cuisine, je sens que le déjeuner se prépare. J’ai approuvé le menu ce matin. Huguette conçoit ses chefs-d’œuvre avec deux marmitons. Elle va elle-même acheter les légumes au marché de Cérisoles, elle me rapporte les potins. Elle épluche le tout.
Nahoum ne s’est jamais tellement intéressée aux cuisines, même pour les menus des enfants. Elle les bourrerait d’hormones anti-âge dans des petits pots carotte-purée si je la laissais faire. J’ai épousé un mannequin de haute couture : je dois avoir l’œil à tout dans cette maison. J’ai horreur d’avoir à porter la culotte, ce n’est plus digne, à mon âge. Une femme devrait s’occuper de moi. Nahoum ne comprend pas cela. Elle a ses manies. Comme moi. Ses pots de plastique blanc pleins de gélules. L’entrevue du matin avec Huguette, autre maniaque passionnée, me comble toujours. Huguette, qui n’a jamais fait la couverture de Vogue, sent bien à quel point elle m’est aussi indispensable que ma très tendre et très indispensable épouse. Bien des gâteux épousent leurs gouvernantes et ne se soucient plus des mannequins : que voulez-vous, je suis resté indécrottablement glamour.
Dans la journée, je rêve à cette belle mécanique voulue par moi : le ballet invisible dans les soutes de mon paquebot, qui me permet de dire que j’ai cent ans et de bien manger, d’apprendre les cancans du village, les naissances et les enterrements — je me rends même à certains, on chuchote à mon arrivée. On s’incline en me serrant la main. Je suis leur maître. Pas le maître des grands musées. Le maître de mes gens, qui n’ont jamais mis les pieds dans un musée, fût-ce celui d’Angers. Huguette, qui devine tout, ne sait pas qu’elle est une pièce essentielle dans le dispositif qui va me permettre d’étaler bientôt mes cent ans aux yeux de la planète entière.